Photo : Secondaire IV, École d'Iberville, 1973. Rangée du bas : Claire, Diane V, Diane P, moi, Maryse, Ginette. Rangée du milieu : Lisette, Lyne, Johanne et Daniel (ils sont toujours ensemble). Rangée du haut : Léo, René, Ghislain.
Notre lac est gris
Je ne devrais pas écrire ça... En tout cas, pas le publier...
Quand le téléphone sonne chez moi, à 9 heures le matin, c'est d'habitude mon signal pour me rendre à la résidence au chevet de Belle-Maman ou encore à l'hôpital, à la rencontre de l'ambulance. Mais pas ce matin. C'était la soeur de mon amie Diane V, la deuxième de la rangée du bas sur ma photo. « Diane aimerait te voir ».
À travers les sanglots retenus de sa soeur, je comprenais le principal, l'appel était logé de l'hôpital, les visites étaient permises à tout moment, je n'avais pas à attendre l'heure des visites, elle a répété : « Diane aimerait beaucoup te voir ».
* * * * *
J'ai connu Diane en arrivant à Noranda, on avait 12 ans. Dans le quartier où l'on habitait, le Vieux Noranda, le quartier de la mine, « le Bronx », on respirait tous la même affaire, de la boucane de mine, ça créait des liens vite faits et puis on avait tout un vocabulaire autour de ça, « ça goûte la mine, le vent est pas du bon bord, un couloir de boucane qui va jusqu'à Rouyn Sud, le char à mon père est picoté, la mine va lui payer une peinture, on peut pas jouer dehors, y a de la boucane à couper au couteau, on voit pas le voisin d'en face... » et on a toujours su, nous autres, de quel côté soufflait le vent, on n'avait qu'à regarder de quel bord crachaient les cheminées. En l'absence de vent, c'était encore pire, le SO2 nous tombait dessus directement, c'est là que la peinture des chars devenait picotée et que les madames rentraient le linge pas sec qui était suspendu aux cordes à linge.
En huitième année, dans notre classe, en plus de Crocodile Dundee, dont le nom de famille commence par R et le mien, par T, il y avait plein d'autres amis du quartier dont les noms de famille commençaient par la fin de l'alphabet, les R, S, T, V et on avait même deux W. Personne dans ma gang n'a de photo de cette année-là. Par contre, on en garde des souvenirs impérissables. Même que moi, je dors avec un tous les soirs. Crocodile Dundee aime beaucoup Diane et c'est réciproque.
Ma photo de secondaire IV prend donc de la valeur à nos yeux à mesure qu'on avance en âge. Diane l'aimait beaucoup, cette photo, et moi aussi. Je la lui avais déjà fait parvenir par FB, elle était tellement contente. On ne se souvient même plus qui l'avait prise, peut-être Marjolaine? En tout cas, ça devait être avec ma caméra de l'époque, c'est pour ça que je l'ai. On avait juste à l'évoquer et les rires nous revenaient comme par enchantement. Cette photo était notre point de repère pour s'échanger les nouvelles de l'un et de l'autre, qu'ils soient sur notre photo ou pas.
Je suis donc partie à l'hôpital ce matin avec notre photo de la gang de secondaire IV dans mes poches. Diane voulait me voir... J'en étais heureuse et en même temps profondément émue et bouleversée. J'avais besoin de cette image, je ne sais pas trop si c'était pour qu'on rit ensemble une dernière fois ou pour me donner du courage.
Diane fait partie de ma vie depuis l'âge de 12 ans et nous habitons encore aujourd'hui le même quartier, celui de notre lac. Elle aussi, elle l'appelle « son » lac. On s'est si souvent croisées, à l'école, en ville, au dépanneur du lac Dufault, sur les îles ou les rivages de notre lac, en pédalo, en marchant, en faisant nos courses, en s'occupant de notre monde. On ne s'est jamais vraiment perdues de vue, on a toujours gardé notre amitié bien vivante, c'était tellement précieux. On ne se voyait pas aussi souvent qu'on l'aurait voulu, sa vie allait aussi vite que la mienne mais il nous arrivait parfois de se dire qu'on laissait tomber tout le reste et qu'on prenait le temps pour nous. À travers nos fous rires, on a toujours pris le temps de se dire qu'on s'aimait, qu'on se trouvait bonnes pour des affaires, pourries pour d'autres, naïves pis courageuses malgré tout, si fortes et si fragiles, pis drôles, pis nounounes des fois, pis qu'on se prenait donc pas au sérieux mais qu'on tenait tellement à ne pas se perdre.
Diane lutte courageusement depuis 2 ans contre un cancer. Elle a tenu à recevoir tous les traitements, subir toutes les interventions, même les plus invasives, pour vivre plus longtemps. Elle voulait... et nous en avions beaucoup discuté... elle TENAIT... à voir naître sa petite-fille d'abord, et ensuite, elle voulait la voir grandir le plus longtemps possible. Profiter de chaque moment. Chaque jour était important. Chaque minute l'était aussi. Diane a toujours été comme ça, elle mordait dans la vie à pleines dents. Moi aussi. Ça faisait partie de ce qui nous liait, ce n'était quand même pas rien que la boucane de mine qu'on avait respirée dans le Bronx qu'on avait en commun.
Ces dernières années, on a perdu et pleuré ensemble pas mal d'amis qui sont sur cette photo. Claire, Lisette, Ghislain, Marjolaine... Tous morts d'un cancer dans la jeune cinquantaine. Et là, Diane n'en a plus que pour quelques jours... Mais de la boucane de mine, c'est pas dangereux pantoute, ça, non, c'est juste de la maudite propagande, des idées qu'on se fait. En ce moment, j'en suis révoltée plus que jamais. C'est normal. La révolte est la première étape du processus de deuil qui vient de s'enclencher pour moi.
*****
Quand je suis arrivée à sa chambre, sa soeur et sa mère m'ont accueillie comme une membre de la famille. « Viens voir Diane, elle t'attend ». Elle avait son si beau sourire, comme toujours. Si petite. Le visage enflé, plus de cheveux, je l'ai trouvée tellement belle. Je le lui ai dit. Elle a souri. Dans ses yeux, tant de lumière... La sérénité... Elle n'a pas arrêté de me regarder et de me sourire. Elle essayait de me parler, de me communiquer quelque chose. J'entendais tout. Je voyais tout. Elle aussi. On était branchées par le coeur. Seules au monde. On a encore pris le temps, qui ne comptait plus, en laissant tomber tout le reste.
J'ai caressé son coco tout chauve, son visage, ses mains. On pleurait même pas. On souriait avec les yeux dans l'eau. On faisait ça souvent quand on se contait nos affaires. Elle n'était pas capable de pleurer comme du monde elle non plus. On a même eu un autre fou rire. Plein d'histoires dedans. Celles qu'on a vécues et celles qu'on ne pourra plus vivre désormais.
J'ai sorti ma photo. Elle a tellement souri qu'elle en a ri. Elle a montré du doigt Claire, Ghislain, Lisette, elle a dit « On va tous se revoir ». J'ai juste fait signe que oui. C'est là-dessus qu'on s'est laissées, quelqu'un d'autre arrivait, son oncle, je crois, et sa tante. Je n'ai pas voulu abuser de son temps devenu encore plus précieux. Il fallait que je partage. D'habitude, j'ai pas de misère à partager mais là...
Je l'ai remerciée de m'avoir invitée à venir la voir, je l'ai remerciée pour tout. Je lui ai fait le bisou le plus doux que je pouvais, j'ai reculé en la regardant, nos yeux ne se quittaient pas. Je suis partie.
Je l'ai remerciée de m'avoir invitée à venir la voir, je l'ai remerciée pour tout. Je lui ai fait le bisou le plus doux que je pouvais, j'ai reculé en la regardant, nos yeux ne se quittaient pas. Je suis partie.
Cet après-midi, on la transfère à la Maison des soins palliatifs. Je crains qu'elle tombe dans un coma très rapidement. La médication est tellement forte pour adoucir ses derniers instants. Je voudrais qu'elle les passe en compagnie de son homme, Serge, qu'elle aime tant, son fils unique, Gabriel, sa belle-fille, sa si mignonne petite-fille pour qui elle a mené tous ces combats sans jamais rien regretter depuis le début.
Et moi, j'ai eu le bonheur qu'elle me fasse appeler à son chevet ce matin, qu'elle veuille me voir. Pour me dire : « On va tous se revoir ».
Tu as raison, Vézoune, guette-moi une place à côté de toi à la caf.