Photos 1 à 7 : Variations sur un même thème, le 23 juillet 2012, en début de soirée, peu après une pluie douce et chaude. Les rivières Darlens et des Outaouais se mariaient sous un ciel plus haut qu'ailleurs.
Si j'avais été une artiste
L'approche de la fin de mes 40 années pas toujours faciles sur le marché du travail m'invite à faire ces temps-ci toutes sortes de liens et de constatations alors que les événements qui prennent place dans ma vie ou celle de mes proches s'arriment de manière à ce que je doive faire la part des choses, certains deuils et que je tire mes propres conclusions pour continuer d'avancer.
J'ai longtemps oeuvré dans le secteur culturel de ma région. J'ai aussi pratiqué des métiers ou occupé des fonctions qui étaient à cheval entre la création et l'administration, les communications et la diffusion. Chaque fois qu'on m'a traitée d'artiste, je ne savais jamais quoi répondre alors je ne m'en défendais pas mais j'étais consciente que je n'avais pas ce qu'il fallait pour en être une. Oh j'admets que je peux être créative parfois mais assumer d'être une artiste, ça veut dire s'exposer à la critique de tout un chacun et ça, je dois l'avouer, c'était au-dessus de mes forces ou de ma sensibilité! Ou de mon orgueil peut-être... Ce que je vais vous raconter en est une preuve indéniable...
Je n'oublierai jamais ce moment, le 8 mars 2004. Si je me souviens de la date aussi précisément, c'est parce que le huit mars est aussi « la huite marse », Journée internationale de la femme, et que l'année 2004 m'a fait vivre bien des tourments, mon père venait d'avoir le diagnostic d'une récidive de son cancer qu'on savait désormais inopérable et incurable. Il en mourra d'ailleurs 11 mois plus tard.
Quelques syndicats s'étaient affiliés au ministère de la Condition féminine pour organiser une journée bien spéciale pour toutes ces femmes syndiquées de la fonction publique et para-publique qui étaient invitées à un déjeuner conférence qui leur était offert pour célébrer l'événement, mesurer les progrès réalisés et ceux qui restaient encore à faire.
On m'avait approchée pour donner cette conférence et avant d'accepter, j'avais assisté à quelques réunions d'équipe pour bien cerner le sujet, les enjeux et les objectifs à atteindre, tant par les syndicats impliqués que par le ministère de la Condition féminine. Je me demandais pourquoi moi mais comme j'avais la tête ailleurs à cause de tout ce que je vivais, je m'étais dit que j'allais livrer la marchandise, je ne savais pas encore comment mais comme je livrais toujours la marchandise, à force de travail, de retroussage de manches, de recherche et de créativité, j'avais encore l'innocence de celle qui fait confiance sans trop se poser de questions. Après tout, si on m'avait demandé ça, c'est qu'on m'en croyait capable...
On attendait à ce déjeuner conférence des femmes de partout dans notre région. Le Centre des Congrès de Rouyn-Noranda était une salle magnifique, parfaitement conçue pour ce genre d'événements, avec la technique de l'audio visuel, le confort, les tables en rond, les déjeuners 5 services et toute la logistique qui se conjuguait pour que tout se passe bien. La première année, on avait invité une petite troupe d'un théâtre forum de la région et l'initiative n'avait pas fait fureur chez les syndiquées. La deuxième année laissait la place à une ventriloque « de Montréal » et là, le divertissement avait beaucoup plu, d'après les sondages recueillis à la fin du déjeuner. Moi, j'étais la conférencière invitée de cette troisième année.
Dans les réunions préparatoires, j'avais proposé comme titre, « S'allier et s'enrichir de nos différences », ce qui avait été accepté à l'unanimité et avec beaucoup d'enthousiasme par ceux qui m'avaient embauchée. Ce titre me permettait de construire mon propos autour des thèmes chers à toutes ces femmes de tous les horizons : la solidarité, la collaboration, l'entraide et ces différences qui nous rendent efficaces et complémentaires dans toutes ces micro sociétés que sont nos lieux de travail et de vie.
Et j'ai travaillé fort pour bien préparer ma conférence, je ne laissais rien au hasard. J'étais jour et nuit là-dedans, à visualiser la salle et les convives, l'éclairage et la disposition des tables, à faire des recherches, à tenter d'innover, d'intéresser, de réfléchir, d'analyser, structurer de manière intéressante, peaufinant chaque fiche avec soin, en y mettant un peu de moi, mais pas trop, juste assez pour faire partie d'elles, moi qui avait déjà été fonctionnaire, en cherchant des exemples évocateurs, convaincants, concrets, en y mettant des touches d'humour, de fantaisie et de sensibilité, encore là, pas trop, juste assez.
La veille, j'étais ultra prête, mes fiches aide-mémoire étaient complètes et ça coulait de source. Avec des couleurs, j'avais surligné des expressions, titres et sous-titres qui me serviraient de repères discrets à déposer sur le lutrin mais surtout, je possédais mon sujet, mon texte était gravé dans ma tête et dans mon coeur, je n'aurais qu'à tourner les pages au fur et à mesure. J'avais même prévu de les relier toutes ensemble, ces fiches, au cas où il m'arriverait d'échapper le paquet par terre en montant sur la tribune! (Non mais c'est vrai, ce sont des choses qui peuvent arriver, en tout cas qu'il vaut mieux prévoir!...)
La veille, j'étais ultra prête, mes fiches aide-mémoire étaient complètes et ça coulait de source. Avec des couleurs, j'avais surligné des expressions, titres et sous-titres qui me serviraient de repères discrets à déposer sur le lutrin mais surtout, je possédais mon sujet, mon texte était gravé dans ma tête et dans mon coeur, je n'aurais qu'à tourner les pages au fur et à mesure. J'avais même prévu de les relier toutes ensemble, ces fiches, au cas où il m'arriverait d'échapper le paquet par terre en montant sur la tribune! (Non mais c'est vrai, ce sont des choses qui peuvent arriver, en tout cas qu'il vaut mieux prévoir!...)
Et, comme il fallait s'y attendre, j'ai très peu dormi cette nuit-là!
Le matin du 8 mars... Je me présente à l'avance au Centre des Congrès. Plusieurs femmes sont arrivées et prennent place autour des tables. La salle se remplit à vue d'oeil. J'en salue quelques-unes au passage et je vais leur faire la bise, à celles qui ont déjà été des collègues, ou que j'ai croisées dans les ministères où j'ai déjà travaillé. On me demande : « Qu'est-ce que tu fais ici, à quel ministère t'es rendue? » et je répondais simplement que je ne travaillais plus dans la fonction publique mais que j'avais apprécié de travailler avec elles dans le temps... Plus la salle se remplissait, plus j'avais un sentiment d'angoisse profonde que je m'efforçais de cacher derrière un sourire détendu. J'ai toujours su « bluffer »... Mais je ne me sentais vraiment pas bien...
La petite équipe avec laquelle j'avais eu plusieurs réunions était assise en avant, près de la tribune. Elles m'avaient gardé une place pour que je n'aie que quelques pas à faire quand on allait me présenter. On a commencé à servir les déjeuners. J'ai juste pu avaler mon jus d'orange et pas au complet. J'ai peut-être goûté à mon café aussi, je ne me souviens plus. Je picorais dans mon assiette pour me donner une contenance mais j'étais pas là, pas vraiment là. J'essayais juste d'avoir l'air d'être « normale » et lorsqu'on m'adressait la parole à ma table, j'avais une écoute encore plus grande que d'habitude, tout simplement parce que je n'étais capable que de sourire et d'écouter! J'étais dos au monde, ça adonnait bien, j'aimais mieux ne pas voir la foule.
Le moment arrive où la directrice régionale du ministère de la Condition féminine me fait un clin d'oeil, se lève et s'en va au micro pour me présenter. Ah c'était tellement beau ce qu'elle disait que je ne me reconnaissais même pas mais c'était bien de moi qu'elle parlait, ça aurait dû m'aider mais c'était la fois dans ma vie où je vivais le plus douloureusement et le plus intensément le syndrome de l'imposteur!
Les secondes qui ont suivi, encore aujourd'hui, je me les remémore comme dans un film au ralenti ou un mauvais rêve. Pendant qu'elles applaudissaient, je me suis levée et j'ai marché d'un pas assuré jusqu'à la tribune, avec mes fiches dans les mains que j'ai déposées sur le lutrin. J'ai levé les yeux pour apercevoir la salle, j'ai dit bonjour et j'ai souri. Trois cent cinquante femmes. Trois cent cinquante... On m'en avait informée juste avant mais de les voir là, devant moi, toutes ensemble, autour de ces 40 tables rondes... Ça fessait comme un dix roues!
J'ai souri une demi-seconde. Pas plus. Mais la terre a arrêté de tourner et mon coeur a cessé de battre pendant cette demi-seconde. Une vision d'horreur. Trois cent cinquante femmes...
J'ai souri une demi-seconde. Pas plus. Mais la terre a arrêté de tourner et mon coeur a cessé de battre pendant cette demi-seconde. Une vision d'horreur. Trois cent cinquante femmes...
J'avais tout prévu sauf ça, un public homogène... Exclusivement féminin. Toutes des fonctionnaires, syndiquées, à qui l'on offrait un déjeuner conférence et qui trouveraient le tour de ne pas apprécier ce qu'elles avaient la chance d'avoir dans cet avant-midi de congé. Me revenaient à l'esprit toutes les critiques injustes et injustifiées que j'avais souvent eu l'occasion d'entendre quand j'étais fonctionnaire et qu'on se rassemblait à la salle à café, pour une pause de 15 minutes que j'aurais volontiers laissé tomber pour ne pas entendre leurs sempiternelles jérémiades contre l'une ou l'autre ou l'institution ou le patron ou le syndicat... Et moi, je m'en allais leur parler de « S'allier et s'enrichir de nos différences ».
À cet instant précis, pendant cette demi-seconde où je les sentais réceptives à ma petite personne qu'elles allaient juger très sévèrement, je me demandais si j'allais partir à courir en pleurant vers les toilettes, vomir mon jus d'orange ou carrément perdre connaissance. Vraiment, j'aurais préféré perdre connaissance, c'est plus joli. Mais non, je voyais embrouillé mais je tenais sur mes jambes, et je me suis encore demandé pourquoi moi, pourquoi on m'avait demandé ça, à moi... Et pourquoi j'avais dit oui. Toujours pas de réponse et je n'avais pas le temps de chercher... Ma demi-seconde de sourire et de bonjour étant passée, j'ai pensé à mon petit Papa Léo, qu'on avait condamné la veille, lui qui était le plus grand communicateur que je connaissais, lui qui avait un charisme incroyable, et je me suis demandé ce qu'il aurait fait à ma place, là, tout de suite.
En faisant semblant de placer mes fiches, je me tenais après le lutrin en ne quittant pas des yeux la salle mais je regardais au-dessus, c'est un vieux truc, et j'ai commencé avec une première phrase, entrecoupée d'un sourire et d'un clin d'oeil en avouant candidement que c'était impressionnant de voir autant de femmes réunies autour d'un café pour « S'allier et s'enrichir de nos différences ». C'est ce qu'aurait fait Papa, il me semblait.
Heureusement que je possédais mon sujet, c'est ainsi que j'ai livré la marchandise. Le premier rire m'a ramenée sur terre. Ouf, que je l'avais échappé belle. Il me restait juste à continuer. À mesure que je sentais la salle à l'écoute, c'était le métier qui prenait le dessus, je réintégrais mon corps et quelques facultés intellectuelles. Quelques yeux souriants que j'avais repérés au fil des premières secondes m'encourageaient à saupoudrer çà et là un peu d'humour, un peu de complicité et je me suis rendue au bout de ma conférence sans pleurer ni vomir ni perdre connaissance.
Sous les applaudissements, j'ai réintégré ma place. On avait enlevé mon assiette évidemment et les autres filles étaient rendues à la salade de fruits frais et au quatrième réchaud de café au moins. J'ai pris mon café froid, trop gênée pour en demander un autre, c'était le dernier de mes soucis. On me félicitait à la table mais je n'y croyais pas du tout. Il était de bon ton de le faire en pareilles circonstances et c'est tout, je disais merci poliment mais je savais tout ce que j'avais risqué et que j'avais réussi à cacher à tout le monde apparemment mais moi, je n'étais pas dupe.
Pendant qu'on terminait notre déjeuner, les femmes commençaient à mettre leur manteau et s'en aller, en laissant à la sortie les feuilles de sondage, parfois remplies, parfois pas. En rangeant mes fiches dans ma valise, je me suis aperçue que je ne m'étais servie d'aucune, elles étaient restées bien en ordre et toutes reliées... à la deuxième page!
J'avais hâte que l'équipe récupère les feuilles de sondage pour savoir si les femmes avaient apprécié ou pas le déjeuner, la salle, l'ambiance, le choix d'une conférencière, etc. Évidemment, ce qui m'intéressait, c'était uniquement de savoir ce qu'on avait pensé de ma performance et comment on m'avait jugée. Le reste, c'était de la régie interne des syndicats et du ministère de la Condition féminine.
J'avais hâte que l'équipe récupère les feuilles de sondage pour savoir si les femmes avaient apprécié ou pas le déjeuner, la salle, l'ambiance, le choix d'une conférencière, etc. Évidemment, ce qui m'intéressait, c'était uniquement de savoir ce qu'on avait pensé de ma performance et comment on m'avait jugée. Le reste, c'était de la régie interne des syndicats et du ministère de la Condition féminine.
Les filles de l'équipe ont vite fait la lecture des feuilles de sondage, la plupart n'ayant pas rempli le questionnaire et l'ayant remis intact. Sur une cinquantaine de feuilles, on avait coché des cases ou mis des commentaires, la plupart élogieux en ce qui concernait ma conférence, je pouvais même reconnaître le phrasé et l'écriture de certaines filles avec lesquelles j'avais déjà travaillé. Mais deux sondages ont émis des critiques au sujet du choix de la conférencière, on a essayé de les soustraire à mon regard mais j'ai insisté pour les lire. Et ça m'a fait mal. Je trouvais ces critiques très injustes et je ne pouvais pas me défendre ni m'expliquer.
Les filles de l'équipe m'ont dit qu'il y avait eu moins de négatif que les années précédentes, que deux petites critiques négatives sur trois cent cinquante femmes, c'était le gros lot. Mais moi, je ne me souviens que de ces deux critiques-là, même pas signées, et j'ai oublié toutes les autres.
Si j'avais été une artiste, il aurait fallu que j'apprenne à composer avec les critiques, les frustrations du monde et les commentaires négatifs et gratuits de ceux qui ne font jamais rien et qui se permettent de juger ce qu'ils ne comprennent pas. Je n'aurais pas su m'y faire, j'en suis convaincue. Et j'ai beaucoup d'admiration pour tous les artistes, quels qu'ils soient, parce qu'ils savent se livrer, corps et âme, en donnant le meilleur d'eux-mêmes pour leur art, en n'ayant pour tout bagage que leur passion et leur créativité.