Fin juin dernier, aux Îles de la Madeleine, on s'en allait marcher la Dune du Bout du banc, qui commence à Havre-Aubert et qui finit en douce dans la mer, près de l'Île d'Entrée. Là-bas, tout le monde l'appelle « le Sandy Hook » mais depuis quelques jours, ce joli nom évoque une petite école primaire de Newtown au Connecticut... Je suis incapable d'en parler mais cela m'affecte profondément, comme pas mal de monde.
Tout au long du Sandy Hook, il y a des bouées comme celle-là. La plupart du temps, on se fait poser la face dedans pour faire comme les Joyeux Naufragés mais n'empêche que ces bouées ont une utilité qu'on est porté à oublier quand il fait soleil et que la mer n'est pas trop houleuse.
Ce jour-là, tout en marchant, on avait l'impression que le temps avait suspendu son vol et qu'on était hors du temps et de l'espace. On s'amusait à s'inventer des noms de bateau pour le cas où un jour, on s'en achèterait un! On était redevenus des enfants qui jouaient. Mon frère Jocelyn a écrit dans le sable le nom de son bateau : L'Effet-Mer. J'avais trouvé ça tellement évocateur et riche de sens...
Marcher le Sandy Hook aux Îles de la Madeleine, c'est marcher vers l'infini... Il faut donc prendre des pauses! Un jour, je le ferai au complet et rendue au bout, j'admirerai l'Île d'Entrée de ce point de vue-là. C'est mon genre de Compostelle à moi toute seule et je rêve depuis longtemps d'aller jusqu'au bout de cette perspective fascinante que permet ce lieu qui m'enchante. Dorénavant, je vais toujours dire son nom en français, la Dune du Bout du banc.
Un ange sur mon chemin
L'ange sur mon chemin, hier, s'appelait Marlène. Vous allez trouver ça drôle, elle est mon courtier d'assurance. Depuis 1976. En fait, depuis qu'on a des patentes à assurer. Donc, Marlène est au courant de ce qu'on achète et de ce qu'on vend, des changements qui sont dans l'air, des responsabilités qui s'ajoutent et des petites malchances qui risquent de nous arriver, comme un vol par effraction ou un accident de voiture.
Dernièrement, j'ai beaucoup vu Marlène. Il y a des affinités naturelles entre elle et moi, ça nous semble évident à toutes les deux, et ça se confirme à chaque fois, on ne se le dit pas mais on le sait. C'est comme ça. Marlène sait qu'on vient d'acheter une nouvelle maison, qu'on en a une autre à vendre, que j'ai fait un petit accident avec ma voiture le 5 novembre dernier, que j'en étais responsable, et elle sait bien d'autres choses aussi.
Hier, le 17 décembre, j'ai fait un autre accident avec ma voiture et après avoir rempli le constat amiable avec le Monsieur, il fallait que je rapporte l'accident à Marlène pour enclencher une autre réclamation. Je mesurais très bien les conséquences que ce deuxième accident responsable en 6 semaines allait avoir sur mes futures primes d'assurance automobile, je l'assumais, mais par-dessus tout, j'étais gênée d'aller le rapporter à Marlène.
Il était 11:20 quand j'ai fait l'accident et midi quand j'ai terminé de remplir le constat amiable avec ce Monsieur qui se méfait tellement de moi qu'il passait son temps à relire en arrière de moi les renseignements que j'inscrivais mais qui se défilait totalement de la responsabilité de le compléter, même sa partie. Il me tendait plutôt ses papiers en me faisant signe de continuer. Il a lu à plusieurs reprises le constat avant de le signer. Je prenais la responsabilité de l'accident à 100 % mais il n'avait pas la conscience propre propre propre, parce que son véhicule était en mouvement quand j'ai reculé dedans, il dit qu'il avançait pour se stationner mais en mon for intérieur, je crois qu'il reculait plutôt. Je ne lui ai pas mentionné mon doute, déjà qu'il était tellement fâché après moi... Visiblement, la confiance ne règnait pas. On peut le comprendre, ce n'était sûrement pas prévu dans son horaire de la journée lui non plus, même s'il est retraité depuis plusieurs années, d'après son âge.
J'ai pris l'heure du dîner pour me remettre de mes émotions, de toute manière, à cette heure-là, Marlène était sûrement partie du bureau. Je suis allée à l'épicerie m'acheter un sandwich même si je n'avais pas faim, c'est que j'avais peur de tomber dans les pommes, je ne me sentais pas bien. Et si mon corps était dans la file d'attente de la caisse rapide, ma tête était ailleurs, à trop de places en même temps. Partout sauf ici et maintenant. Pas là. J'étais carrément pas là.
Un premier ange s'est manifesté sur mon chemin dans la file d'attente de la caisse rapide qui ne l'était pas du tout, hier. Un monsieur pas jeune, arrivé en même temps que moi, qui ressemblait à mon père. Je ne voulais pas passer devant lui mais il a insisté. Il avait tout son temps qu'il m'a dit. Je lui ai souri et je l'ai remercié, en lui mentionnant qu'il venait de dire une phrase qu'on n'entendait pas souvent, surtout ces temps-ci. Il s'est mis à me raconter plein de choses de sa vie, du temps qu'il avait devant lui, à 71 ans, qu'il vivait seul, qu'il aimait vraiment beaucoup cette sorte de céréale-là, bref, on aurait dit qu'il avait besoin de parler et moi, j'avoue que de l'écouter me faisait du bien, il me ramenait sur terre! Au bout de quelques minutes, quand mon tour est enfin arrivé, il m'a dit : « Je sais pas pourquoi je vous raconte tout ça! » et moi je lui ai répondu que ça devait être parce que j'avais de bonnes zoreilles! Lui ne pouvait pas comprendre l'allusion mais moi, oui! Et vous aussi!
En guise d'au revoir, pour boucler cette conversation, il a ajouté : « Vous êtes une bonne personne, vous, ça se voit tout de suite. Mais faites attention à vous. Je vous souhaite de joyeuses fêtes... »
C'est comme s'il avait deviné que je venais de faire un autre accident et qu'il me mettait en garde contre moi-même en me disant « Mais faites attention à vous ». Un pur inconnu avec lequel j'avais échangé pas plus qu'un sourire, une politesse et quelques mots. J'ai regagné le petit coin des goûters du supermarché et déballé mon sandwich sans trop m'en rendre compte, ça ne goûtait même pas rien, je n'arrêtais pas de revoir le visage de cet homme et de me demander comment je pourrais mettre en pratique le conseil qu'il venait de me donner et qui m'avait ébranlée.
En mangeant du bout des lèvres mon sandwich, j'ai relu toutes les lignes du constat amiable et je les ai apprises par coeur, comme les dessins que j'avais faits des véhicules A et B. Je n'arrêtais pas de ressentir l'impact et chaque fois, ça faisait boum très très fort dans mes veines, dans mon coeur, aussi entre mes tempes. J'ai rangé le constat amiable dans mon sac.
J'ai traversé de l'autre côté de la rue, chez mon courtier, et j'ai demandé à voir Marlène. En attendant qu'elle vienne me chercher, j'ai ressorti de mon sac le formulaire qu'elle a reconnu tout de suite, j'ai vu ça dans le sourire complice qu'elle m'a fait. « Tiens, tu as un beau petit papier, toi? »
Dissimulant mal ma petite gêne, je lui ai dit qu'elle avait bien vu, que je n'étais pas fière de moi, un deuxième accrochage responsable en si peu de temps, moi qui avait toujours eu un dossier de conduite exemplaire. Marlène m'a dit que ce n'était pas grave du tout, en autant qu'il n'y ait personne de blessé. J'en convenais mais je trouvais qu'elle prenait bien la chose, en tant que mon courtier d'assurance!
Elle a pris le constat amiable et l'a mis de côté sur son bureau. Elle m'a regardée droit dans les yeux et m'a dit : « Conte-moi ça, ma belle Francine! ». Son air enjoué me surprenait. Je lui ai dit que j'allais tout lui raconter même si tout était là sur le constat, ajoutant seulement en préambule que cet accident-là m'avait « jetée par terre » et j'ai tout de suite commencé à décrire le lieu et le moment de l'impact, de façon très détachée, presque journalistique.
Elle m'a interrompue : « Arrête, attend une minute, tu dis que ça t'a jetée par terre? ». Elle s'est levée et elle a été fermer la porte de son bureau pour qu'on soit plus tranquilles... Elle n'avait jamais fait ça depuis que je la connais. Elle s'est mise à me parler, pas comme un courtier d'assurance mais comme une amie sincère. Je l'écoutais de toutes mes zoreilles et je me demandais comment elle savait tout ça de moi et pourquoi elle prenait la peine de me dire tout ce qu'elle me disait.
« Tu me fais penser à moi il y a quelques années, tu sais les gros tapis en caoutchouc qu'ils mettent pour assourdir les bruits et absorber les explosions? C'est toi, ça. T'es pas fatiguée d'être responsable de tout et d'absorber les chocs pour tout le monde? Là, c'est ta voiture qui a absorbé le choc à ta place mais ça te tenterait pas de comprendre avant qu'il t'en arrive d'autres, de même? Puis, elle a changé de ton, elle est devenue très très douce avec moi, maintenant qu'elle avait toute mon attention et qu'elle sentait qu'elle m'avait saisie d'aplomb. Elle m'a défilé ma vie des derniers mois et des dernières années comme si elle m'avait suivie tout ce temps. J'en revenais pas.
Je lui ai dit : « Mais t'es donc bien extraordinaire, toi, t'es comme un ange sur mon chemin aujourd'hui! » et elle m'a révélé qu'elle avait eu un jour un ange sur son chemin elle aussi et qu'elle se faisait aujourd'hui le messager de ce qu'il fallait que je réalise et au plus vite. Elle a ajouté que j'avais été moi aussi l'ange sur le chemin de beaucoup de monde et qu'elle m'en reparlerait un jour. Mais qu'il fallait absolument que je brise le cycle et que je prenne soin de moi. J'avais compris. Elle le savait.
Je l'ai remerciée, on s'est serré la main, les yeux dans les yeux... pis j'ai été brailler dans mon char!