lundi 20 janvier 2014

De l'amitié à l'amour en 1976


C'était la gang à Crocodile Dundee en 1975. Je les connais tous et toutes. J'avais numérisé cette photo il y a quelques années pour la donner en cadeau à Denise. C'est celle que Crocodile Dundee tient par le cou. De gauche à droite, ceux qui sont debout : Claire, Denise, Crocodile Dundee, Roger, Anne, El Grand, Marleen, Ghislain. En avant, à genoux : Ti-Nioche, Line, Richard. Penché au-dessus d'eux : Coco. 


Moi, à la même époque! J'avais beaucoup d'amis(es) mais aucune gang attitrée. 


Le 20 mai 1978. Un clin d'oeil à Lise et sa mémoire phénoménale!

Nous avons très peu de photos de nous deux, juste nous deux. En voici une prise par notre fille, Isabelle, le 20 mai 1992. C'était notre 14e anniversaire de mariage. 


Le 1er juillet 2001 marquait le 50e anniversaire de mariage de mes parents. 


À Grande-Entrée, aux Îles de la Madeleine, fin juin 2012. Crédit photo : Jocelyn Turbide. 

De l'amitié à l'amour en 1976

Par où commencer? D'abord par la lecture du billet précédent, Grand Nord 1976, si ce n'est pas déjà fait! Dans les commentaires, plusieurs se demandaient comment nous étions passés de l'amitié à l'amour et si cette run à la Terre de Baffin pour Crocodile Dundee avait été le déclencheur... En quelque sorte, peut-être que oui mais ce serait sans doute arrivé quand même sans cette séparation de 3 mois et 10 jours, allez donc savoir... 

Notre amitié avait été instantanée dès les premiers jours de septembre où, en commençant notre 8e année, (aujourd'hui on dit Secondaire 1) nous nous étions retrouvés dans la même classe, la 8-6 qu'on appelait, qui regroupait des jeunes dont les noms de famille commençaient par les lettres de la fin de l'alphabet, les R-S-T-V-W. Nous étions voisins de pupitres. Les amis de la classe semblaient bien se connaître, ils avaient fait leur primaire ensemble mais nous étions deux nouveaux : Ses parents avaient déménagé de Ville-Marie à Noranda et les miens, de Matagami à Noranda. 

L'été précédent, j'avais eu le temps de connaître pas mal de monde dans mon nouveau quartier mais aucun n'était dans ma classe, sauf peut-être Royal et Vézina. J'avais connu aussi une fille très gentille avec laquelle j'avais des affinités naturelles et qui portait le même nom que Dundee, elle venait de déménager de Ville-Marie à Noranda. C'était sa petite soeur Céline! 

Toute cette 8e année a été parsemée de bons souvenirs, d'apprentissages, d'anecdotes et de... billets de discipline! Dundee et moi, on était « the perfect match » : il était drôle et moi, j'étais ricanneuse. Dès qu'il y avait un travail d'équipe à faire, on se tournait l'un vers l'autre, c'était réglé, on se plaçait ensemble. Les profs étaient habitués de nous voir travailler et déconner en équipe. Quand on riait trop, il leur arrivait de lancer : « Turbide-Rivest : dehors! » et on s'en allait ensemble chez le directeur avec notre billet de discipline. Ça créait des liens! Tellement que lorsque notre fille est née, après hésitation, on a décidé qu'elle porterait seulement le nom de son père parce qu'en jumelant nos noms Turbide-Rivest, on avait l'impression d'entendre la suite : dehors!

Notre amitié soudée tout au long de cette année scolaire inoubliable, nous avons poursuivi notre secondaire en se croisant partout, à l'école et ailleurs, dans nos activités sportives et sociales, avec les mêmes amis, les mêmes partys, les mêmes folies. Je sortais avec des gars, jamais rien de sérieux, des amourettes d'adolescents, rien de plus et lui, de son côté, a eu quelques compagnes aussi mais moins que moi. Il aimait sa liberté et moi j'avais si peur de l'engagement qu'on se comprenait sans se parler et pourtant, on se parlait souvent... et longtemps. On se souvient de discussions qui s'étiraient pendant des heures sur des coins de rues et lors de nos rencontres improvisées dans les débuts de soirées dans les différents bars de la ville.  

Notre complicité me rendait service. Quand il y avait un gars un peu achalant assis à côté de moi, Dundee le sentait tout de suite que je n'avais pas d'intérêt et il jouait le jeu du chum qui vient me rejoindre, ce qui faisait fuir le pot de colle comme par magie et je le remerciais d'avoir tout compris. On se promettait de se revoir plus tard au cours de la soirée! 

Bien souvent, on finissait nos soirées ensemble sans l'avoir vraiment cherché (était-ce vraiment le hasard?...) Comme on veillait tard, on fermait les bars et au moment du last call, notre phrase magique était celle-ci : « Un chicken fried rice à deux, au Cordon Bleu? » et l'autre répondait invariablement : « T'es pas game! » alors on partait bras dessus bras dessous à 3 heures du matin au resto chinois ouvert 24 heures sur la rue Principale, à Rouyn. 

Il n'y avait rien d'autre que de l'amitié entre nous. Enfin, c'est ce que je croyais. On partageait des confidences, des souvenirs, des rêves, des projets, des secrets, des complicités, une grande loyauté et beaucoup de respect, mais malgré tout, on ne parlait jamais de nos histoires d'amour, ni lui ni moi. On se gardait une petite gêne là-dessus. Pour moi, Crocodile Dundee n'était pas un gars, du genre qu'on trouve de son goût et qu'on voudrait sortir avec. Non, c'était autre chose... De plus précieux qu'un petit béguin passager. 

Et puis un soir... 

Une fin d'hiver un peu morose, un soir de mars 1976.... On se retrouve au Chat Noir, toute une gang en début de soirée. Un pot de colle assis à côté de moi, Dundee fait semblant d'être mon chum, fait fuir le pot de colle et me dit qu'ils s'en vont veiller à la Champlain. Je lui dis que moi, je vais rejoindre les filles au Piano Bar de l'hôtel Albert. Il me confie qu'il aimerait qu'on se voit plus tard peut-être, que c'est son dernier soir en ville, qu'il s'en va travailler à la Terre de Baffin pour 3 mois, il part demain matin. Autour de minuit, il arrive au Piano Bar avec Ti-Nioche, Coco et quelques autres de sa gang. Mes chums de filles et moi, on ne demande pas mieux, ces gars-là sont toujours sur le party et on a le goût de danser. À mesure que la soirée avance, on s'aperçoit que les autres sont sur la piste de danse et qu'il ne reste que Dundee et moi, seuls à cette table. On a tellement de choses à se raconter... Mais on est tristes un peu sans qu'on s'explique pourquoi. 

Pour le dernier slow, Dundee me demande si je veux danser. Non, je veux pas. Mais je ne lui dis pas et j'y vais quand même, parce que c'est son dernier soir en ville et que je veux lui faire plaisir. Je me souviens encore de cette chanson... Interminable! Je suis dans ses bras. Pas trop collée mais dans ses bras quand même. Et je suis bien. Tellement trop bien. J'ai trop bu. Ah c'est sûr que j'ai trop bu, c'est rendu que je ressens des affaires comme d'être trop bien. C'est pas normal. Et je veux pas tout gâcher. C'est mon meilleur ami. J'ai pas le droit d'être bien de même...  La musique s'arrête, les lumières s'allument et je voudrais être ailleurs.. Alors, je m'en sors avec : « Un chicken fried rice à deux, au Cordon Bleu? » et il me répond : « T'es pas game! » et c'est comme ça qu'on a passé encore le reste de la nuit à parler et à rire jusqu'à ce qu'il vienne me reconduire chez nous. 

Je l'ai su plus tard mais quand il est rentré chez lui cette nuit-là, il a réveillé sa soeur Céline pour lui raconter qu'il avait dansé avec moi. Un slow! Et qu'on avait fini la soirée ensemble au Cordon Bleu. 

À partir de là, tout était plate en ville. Je sortais souvent mais si je rencontrais tout le temps sa gang, lui n'était pas là et je ne comprenais pas encore que c'était la seule chose qui avait changé en ville : il n'était plus là. Donc, j'ai commencé à sortir moins. 

Une fois, en sortant de mon travail, je rencontre sa soeur Céline et je lui demande si elle a des nouvelles de son frère à la Terre de Baffin. Elle me donne plein de ses nouvelles et me dit que je devrais lui écrire, que ça lui ferait tellement plaisir parce qu'il s'ennuie à mourir là-bas. Je lui dis que ce serait une bonne idée mais je ne passe pas à l'action. Qu'est-ce qu'il pourrait croire, lui, à l'autre bout du monde, si je me mets à lui écrire? 

Le retour

En juillet 1976, je suis souvent les fins de semaine au chalet de mes parents, au lac Hébécourt. J'ai des amis et de la parenté là-bas, il y a un resto bar où l'on se retrouve tous ensemble, on fait de la musique, on veille tard, et j'oublie que c'est rendu plate en ville, je ne suis plus jamais là. J'apprends quand même à travers les branches que Crocodile Dundee est revenu à Rouyn-Noranda, qu'il a pris tout le mois de vacances pour profiter de son été, qu'il s'est acheté un camion et qu'il coule des jours heureux avec sa gang. 

Le 14 août 1976, un samedi, on ne va pas au chalet du lac Hébécourt parce que mon cousin Jean-Guy se marie. On s'en va tous aux noces!  En plus des oncles, tantes, cousins, cousines, je sais que je vais voir pas mal de monde, parce que les amis de mon cousin Jean-Guy et de sa femme, Michelle, sont aussi mes amis. Parmi eux, je vois Ti-Nioche, Coco, Ghislain, Pierre, en tout cas, une bonne gang tous assis à la même table. 

Il y a un fatiguant de pot de colle qui n'arrête pas de me demander pour danser. Il me demande s'il peut s'asseoir à ma table. Je dis oui mais juste parce que ça me tente de danser, le gars m'intéresse pas du tout. À un moment donné, le gars s'en va se chercher une bière pour lui au bar, il me demande même pas si j'en veux une. En s'en revenant, il jase avec quelqu'un longuement et la place est libre à côté de moi. C'est là que je regarde vers l'entrée... 

L'apparition 

Je n'oublierai jamais cet instant où j'ai regardé vers l'entrée... On aurait dit qu'il y avait des projecteurs braqués sur le gars qui était là et qui me regardait en souriant. Un beau gars... Un sacré beau gars! Beau bonhomme, bien habillé, les cheveux bien coupés et quels yeux, quel sourire. Je ne l'avais presque pas reconnu, c'était Crocodile Dundee! 

Le pot de colle arrivait pour se rasseoir à côté de moi mais Dundee est arrivé avant, m'a donné deux becs sur les joues, a fait semblant d'être mon chum et s'est assis à côté de moi. On avait tellement de choses à se raconter qu'on n'est même jamais allés danser ce soir-là. Pis on a veillé tard. Très très tard. 

Deux semaines plus tard, c'était mon cousin Richard qui se mariait. Le 28 août 1976, un samedi, Crocodile Dundee est venu me chercher chez mes parents pour qu'on aille aux noces à Richard. Lui était invité comme ami, et moi, comme cousine, mais on y allait ensemble. Depuis ce jour-là, le 28 août 1976, on ne s'est plus jamais quittés. 

Plusieurs conclusions 

Ça m'a pris du temps à voir clair. Crocodile Dundee avait compris bien avant moi que nous étions amoureux l'un de l'autre. 

J'ai toujours trouvé que l'amitié était une belle base pour l'amour. 

Si nous étions sortis ensemble plus jeunes, peut-être qu'on aurait bousillé nos chances. Il est heureux que nous ayons eu tous les deux, chacun de notre côté, une vie de jeunesse et de liberté. 

Vous auriez dû voir la tête de nos profs de la 8-6 quand on les rencontrait des années plus tard et qu'ils constataient qu'on était devenu... un couple! La prof de français et la prof de botanique nous ont avoué toutes les deux qu'elles n'étaient pas surprises... On a répondu à la prof de français qu'à force de nous dire : « Turbide-Rivest : dehors! », elle avait sûrement semé quelque chose!

Si j'avais si peur de l'engagement et que je ne m'investissais pas dans mes histoires d'amour, c'est que je savais instinctivement que le jour où je m'engagerais, ce ne serait pas à moitié. 

Je ne connaissais qu'un seul gars qui aimait sa liberté autant que moi : c'était lui!

Trente-sept ans plus tard, je peux dire qu'avec ce gars-là, j'ai vécu des milliers de choses mais je ne me suis jamais ennuyée une seconde!

Encore maintenant, il nous arrive souvent (mais moins tard dans la nuit!...) d'avoir de passionnantes discussions sur tous les sujets possibles et imaginables. Si le Cordon Bleu était encore ouvert, je pense que je lui proposerais : « Un chicken fried rice à deux au Cordon Bleu? » et il me répondrait : « T'es pas game! »

samedi 11 janvier 2014

Grand Nord 1976


Cette carte géographique des liaisons aériennes illustre bien que le plus au nord qu'on peut aller, c'est à Résolute Bay, au 76e parallèle. C'est tout près de là que Crocodile Dundee est allé travailler de la fin mars 1976 jusqu'au début juillet de la même année. Il a travaillé plus précisément à Strathcona Sound, pour la Nanisivik Mine qui a commencé ses opérations en 1976 pour fermer en 2002. Dans le temps, on disait que Strathcona Sound (Nanisivik) était situé dans les Territoires du Nord-Ouest. Aujourd'hui, on dit Nunavut. Embauché à partir d'une entreprise de Rouyn-Noranda, il a pris un vol Rouyn/Montréal pour ensuite faire Montréal/Résolute Bay et là, changer d'avion pour une petite carlingue qui l'amenait de Résolute Bay à Strathcona Sound. Un choc... culturel, m'a-t-il raconté. 


Cette photo et la suivante m'ont toujours beaucoup impressionnée. Quand on parle du soleil de minuit, ça peut avoir l'air de ça lorsqu'il y a du blizzard dans l'air. Cette drôle de luminosité blafarde, rosée, infinie me laisse... sans mots. 


Pendant l'hiver, enfin, leur hiver... l'avion qui va de Resolute Bay à Nanisivik doit atterrir sur la baie gelée (Artic Bay est aussi le nom d'un village inuit à 20 km de là). Durant l'été... enfin, leur été... sur la montagne qu'on voit sur la photo précédente, il y a un chemin qui sert de piste de décollage et d'atterrissage. Ça prend des méchants bons pilotes de brousse! 


Ici, je veux faire un clin d'oeil à mon ami Jacks, dont le père a été cuisinier dans le Grand Nord, à la Terre de Baffin. On peut voir la « cookerie » de Nanisivik, en 1976. C'est là que les gars vont déjeuner le matin, préparent eux-mêmes leur lunch pour le midi, ils le prendront sur les lieux du travail puisqu'ils ne reviennent qu'à la fin de leur journée de 12 heures pour souper. Oui, c'est bien 12 heures par jour et 7 jours par semaine... 


Ici, on peut voir le dôme qui servait de « cookerie » avec quelques « bunkhouses » alentour. La baie gelée qu'on voit sur la photo, c'est ça, l'aéroport de Nanisivik! Autrement dit, il n'y a pas d'aéroport là. À gauche, la montagne, c'est l'aéroport d'été, l'avion met plein gaz en roulant sur le chemin et au moment de se jeter dans le vide, l'avion décolle vers le haut.


Une bunkhouse comme celle-ci peut loger 9 hommes. Comme ils ne mangent pas là, ils n'y sont que pour la douche et le dodo. Pas évident, la proximité avec 9 gars qui travaillent tellement dur, qui sont isolés de tout et qui ont perdu leurs repères... À un moment donné, il y en a qui confondent le jour et la nuit. Il s'y produit beaucoup de phénomènes qui sont typiques aux... prisons. Peu après son arrivée, il a eu connaissance qu'un gars avait dû être sorti de là en avion d'urgence, il déraillait complètement. Encore peu de temps après, un gars de 50 ans (il se rappelle de son âge parce que ça l'avait frappé) est décédé d'un arrêt cardiaque. L'avion ne pouvait atterrir à cause des conditions météorologiques, donc ils ont décidé de placer le corps du gars décédé dans le drift de la mine... C'était la seule place possible et le délai a été d'une semaine. 


Là-bas, comme sur n'importe quel chantier dans le Grand Nord, l'alcool est prohibé. D'ailleurs, il serait difficile de s'en procurer, la compagnie est responsable du transport des travailleurs comme de tout le reste, alors ils ont le contrôle. Mais t'sais, des fois, des gars qui ont rien que ça à penser... Au bout d'un certain temps, ils ont des trucs. Quand Crocodile Dundee voit cette photo, il part à rire, comme quoi ça a l'air d'un méchant bon souvenir pour lui. Avec Ti-Pat Lavallée, Dion pis une couple d'autres, chacun s'était fait venir un 26 onces et ils ramassaient ça pour le jour J où ils en vireraient une « capable ». C'était ce jour-là! Crocodile Dundee, au premier plan, avait le rire facile et comme il porte son T-shirt de Strathcona Sound, on sait que c'était vers la fin de sa run. 


Oh la la que Ti-Pat Lavallée et Crocodile Dundee ont veillé tard...  C'était la fête dans leur bunkhouse ce soir-là, ils n'ont pas dormi de la nuit, les 9 gars. Il leur a pris une idée d'aller faire des photos en pleine nuit parce que le ciel était dégagé. Au matin, il fallait être dégrisé et que rien ne paraisse pour ne pas éveiller les soupçons. Tout le monde était à la cookerie à l'heure dite pour commencer sa journée mais il paraît que ça n'a pas veillé tard le soir d'après dans leur bunkhouse, c'était presque silencieux sinon que ça ronflait d'aplomb dans toutes les chambres! 


Voilà sous un autre angle « l'aéroport d'été » de Nanisivik. Crocodile Dundee s'était apporté un appareil photo jetable et avec la gang du bunkhouse sur le party, en pleine nuit, ils ont été faire des photos. En même temps, après que les 26 onces sont vides, qu'est-ce qu'on peut faire d'autre que de dégriser pendant que les autres dorment dans les autres bunkhouses?


Crocodile Dundee voulait garder un souvenir de son séjour de travail dans le Grand Nord et de l'endroit où il a célébré ses 20 ans. Il a demandé à Ti-Pat Lavallée de prendre cette photo de lui dans ce paysage immense, je dirais même démesuré. Sa « run » devait durer 3 mois mais finalement, comme l'avion n'a pas pu atterrir (malgré le côté fantasque des pilotes de brousse) à cause encore une fois de conditions météo impossibles, il aura fait 10 jours de plus. Et ce furent les 10 jours les plus longs de toute sa vie!

Grand Nord 1976

Il m'a tellement raconté souvent des anecdotes sur ces 3 mois et 10 jours qu'il a passés là-bas. Il dit encore aujourd'hui que c'est là qu'il a fêté ses 20 ans mais surtout qu'il est devenu un homme. À la dure, comme on dit. Et je le crois du plus profond de mon cœur parce que... Bon, il était mon grand ami avant d'aller faire sa run à la Terre de Baffin mais il s'est produit tout un déclic (si j'avais le temps, je vous raconterais!...) et on a commencé à sortir ensemble peu après son retour. Moi aussi, je trouvais qu'il était devenu un homme!!!

Pourquoi il dit que c'était comme en prison? D'abord, il n'y a que des bunkhouses avec plein de travailleurs. Il y en a des bizarres, des gars qui viennent de partout mais surtout du Québec et du Nouveau-Brunswick. Tous francophones avec quelques bilingues au travers. Il y a les « vieux loups », les « runmakers », ceux qui font ça pendant des années et qui développent des problèmes, à tout le moins une personnalité particulière. On respecte beaucoup les vieux loups là-bas. Personne ne les achale, personne ne leur parle, personne ne les écoeure. Ils ont des privilèges, comme prendre sa douche en premier quand il y a encore de l'eau chaude, avoir des fruits frais quand l'avion en apporte, etc. Tout le monde fait la même vie, tout le monde est confiné, on n'endure pas de mémérage, de chiâlage ni de braillage. Les boss de la mine sont comme les gardiens de prison. Si tu te fais prendre à te battre, à avoir de la boisson ou pire, de la dope, t'es dehors.

Autre chose étonnante aussi, quand il y a du blizzard là-bas, c'est pas de la petite neigette  en dentelles de rien du tout alors, il y a des câbles qui relient toutes les bunkhouses à la cookerie pour indiquer le chemin parce qu'on n'y voit strictement rien. Ça peut durer des jours.  Et ce que les gars font, c'est qu'ils se tiennent solidement ensemble pour se rendre jusqu'à la cookerie. Il n'est pas question qu'un gars vire de bord parce qu'il a oublié ses cigarettes dans sa chambre! Ils étaient donc solidaires malgré eux, une question de survie.

Le père de Crocodile Dundee était un vieux loup. Il avait sa bunkhouse à l'autre bout complètement de celle de son fils. Parfois, Crocodile Dundee voyait son père de loin, à la cookerie, mais pas souvent. Son père était un vieux loup solitaire. Deux fois, il a été voir son père là-bas, dans sa bunkhouse. La première fois, c'est le jour de ses 20 ans. Son père savait quel jour on était et il lui avait simplement dit bonne fête, il n'était pas jasant à cette époque. La deuxième fois, c'était quand il a appris à la fin de ses 3 mois qu'il ne pouvait pas partir. Son père lui a répondu que tant qu'à être pris là, aussi bien de travailler, que ça allait grossir sa paye. Monsieur Dundee était sur une run de 6 mois... Il en a fait beaucoup d'autres, avant et après 1976. À l'adolescence, Crocodile Dundee voyait son père deux fois par année, quelques jours entre deux contrats, autrement dit ils ne se connaissaient pas... Et pourtant, ces deux hommes, père et fils, s'aimaient profondément. La suite l'a clairement démontré. Mon beau-père était quelqu'un d'exceptionnel. Nous l'avons perdu le 22 décembre 1997. Crocodile Dundee m'a raconté beaucoup d'anecdotes à ce sujet, elles sont toutes très touchantes. 

Qu'est-ce qui incitait les gars à rester pour toute la durée du contrat? C'était bien simple, si tu quittais avant la fin de ton contrat, tu payais tes billets d'avion pour le retour : De Nanisivik à Résolute Bay, de Resolute Bay à Montréal, là tu faisais un dodo à l'hôtel et tu repartais le lendemain matin sur un vol Montréal/Rouyn. Toute ta paye allait y passer. Nanisivik Mine pouvait te réserver ta place sur ces vols mais ne payait pas pour ton retour Comme incitatif, on ne pouvait trouver mieux.

Anecdote digne d'une prison : Dans la bunkhouse à Crocodile Dundee, il y avait le grand Dion qui se garrochait toujours en premier dans la douche et qui y restait très longtemps jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'eau chaude. Crocodile Dundee et plusieurs autres en avaient ras le bol de prendre leur douche à l'eau froide. La grogne montait. Ils l'ont averti plusieurs fois de penser aux autres une fois de temps en temps. Dion continuait de courir tous les soirs vers la douche pour arriver le premier. Un bon soir, Crocodile Dundee a décidé de le battre à la course... La bataille a pogné. Ça se fessait à grands coups de poings. Deux enragés. Ce sont les autres gars de la bunkhouse, alertés par le bruit de la bataille, qui ont dû intervenir et les séparer. Personne n'a rapporté l'événement aux autorités, bien entendu, sinon les deux gars étaient mis dehors instantanément et sans compensation. Après cette bataille, Dion s'est mis à respecter Crocodile Dundee... et les autres gars aussi. 

Chaque fois que Crocodile Dundee rencontre un des gars qui étaient avec lui à Nanisivik en 1976, et je dirais même surtout Dion, Rancourt et Ti-Pat Lavallée, ils se sautent dans les bras comme s'ils avaient fait la guerre ensemble et ils ont plein d'affaires à se raconter.

Il m'a parlé aussi de ses rencontres avec les Inuits puisque quelques-uns travaillaient et logeaient avec eux mais entre eux. C'étaient des hommes qui avaient leur vie et leur famille à Artic Bay, à 20 kilomètres de là. Ils ne se mêlaient pas aux autres travailleurs et on les comprend puisqu'ils ont une mentalité tellement différente. Ils sont chez eux, dans leur milieu. Si dans la cookerie, quelqu'un avait le malheur d'échapper son cabaret, les Inuits applaudissaient à tout rompre et en riaient pendant tout le repas. Lorsqu'une cargaison neuve arrivait par avion avec des fruits et légumes frais, ils s'empressaient de les dévorer et d'en mettre dans leurs poches pour apporter à leur famille la fin de semaine. Les gars les laissaient faire, c'était trop beau de les voir s'émerveiller de ce trésor, une manne qui venait du Sud. Et Crocodile Dundee a eu la chance, à son retour retardé de 10 jours, de voyager dans la même carlingue qui décollait de la montagne, qu'un jeune Inuit de son âge qui avait besoin de recevoir des soins de santé à Montréal. Il ne parlait que sa langue et l'anglais mais surtout, il ne parlait pas mais il était très expressif, complètement absorbé par cette expérience toute nouvelle de voler dans ce tas de ferrailles qu'il avait déjà vu passer au-dessus de sa tête depuis quelques années. Crocodile Dundee lui baragouinait des histoires en anglais comme il pouvait mais il lui montrait des photos qu'il avait apportées avec lui, des photos prises autour de Rouyn-Noranda, la maison de ses parents, le chalet familial, son canot, ses amis, etc. Le jeune Inuit riait tellement qu'ils ont  eu des fous rires tout au long du vol de Resolute Bay et presque jusqu'à Montréal. À l'approche de la grande ville, en regardant par le hublot, le jeune Inuit est retombé dans un état second, subjugué par tout ce qu'il voyait, quelque chose comme une civilisation qu'il n'avait même jamais imaginée. À l'aéroport de Montréal, une infirmière lui avait été déléguée pour l'amener à bon port. Il en faisait pitié tellement tout cela était étrange pour lui. Selon Crocodile Dundee, il se serait senti plus chez lui sur la planète Mars...

Je pourrais vous en conter pendant des heures tellement j'ai écouté avec grand intérêt Crocodile Dundee lorsqu'il m'avait parlé de ça, avec toutes ses photos à l'appui, au mois d'août 1976 quand il est passé du statut de mon meilleur ami à mon amoureux.