Photo : Août 2011, au verger de l'Île Nepawa, Lac Abitibi. Ce pommier est différent des autres, on dirait qu'il offre ses pommes en faisant une révérence, de manière à ce que même les tout petits puissent les cueillir.
Madame B
Il me semble la connaître depuis toujours. Mais pour dire vrai, je la côtoie seulement depuis 2004, lorsque Belle-Maman a emménagé tout près de chez Monsieur et Madame B, sur le même étage de la résidence privée pour personnes âgées autonomes, dite de type évolutive. Cette expression marketing très à la mode signifie que lorsque les résidents deviennent moins autonomes, on « évolue » avec eux, moyennant quelques suppléments qui s'additionnent... et même parfois, se multiplient!
Je ne m'attarderai pas sur le cas de Monsieur B, un genre de grand aristocrate très sobre, distingué, d'allure toujours un peu tristounette. On ne le voit jamais en présence de son épouse, beaucoup plus colorée : Madame B, un phénomène inexpliqué...
À cause de son nom de famille, enfin plutôt celui de son mari, je lui avais demandé dès notre première rencontre si elle était la maman d'Hélène, une fille de mon âge que j'avais croisée dans l'un de mes milieux de travail. Je venais de créer un lien avec elle pour toujours, et depuis elle m'associe à tous ses enfants, particulièrement à Hélène.
Au fil des années et à force de se rencontrer dans les corridors, dans l'ascenseur, à la buanderie, dans le hall d'entrée ou à la cafétéria où je vais souvent chercher ou rapporter les plateaux de repas de Belle-Maman, il s'est tissé une sorte d'amitié secrète, une complicité joyeuse et discrète, entre Madame B et moi. Elle me charme et m'attendrit à tous les coups, cette dame fascinante. La rencontrer et échanger avec elle me remplit d'un bonheur instantané et d'une joie de vivre dont elle arrive à m'envelopper comme par magie, tant elle porte ça en elle.
Madame B est une artiste. Elle l'a toujours été. Elle crée du beau et du bon. Elle rend le monde meilleur.
Sur la porte de son studio, celui qu'elle partage avec son mari, on a tout de suite une idée de sa personnalité ou son état d'âme du moment : une oeuvre d'art, un bricolage, des fleurs, un chapeau rigolo, une photo, un paysage, une décoration de la saison, toujours accompagné d'une phrase, une expression, une citation de quelque auteur ou philosophe qu'elle est en train de lire. Elle en change très souvent, on dirait que c'est comme son blogue!
Elle s'implique facilement et veut toujours aider tout le monde, cette femme a besoin d'aimer et d'être aimée, de donner. Elle ne suit pas la mode des madames de la résidence, non, elle crée des ensembles toujours jolis avec des superpositions de couleurs et de textures et ça l'amuse beaucoup, ça la fait rire et elle dit toujours qu'elle n'est quand même pas pour garder ça pour ses vieux jours!
S'il y a un petit rôle à tenir dans un spectacle, ou qu'on a besoin d'elle pour jouer un tour à quelqu'un, chanter une chanson ou célébrer un anniversaire, elle va déployer tout ce qu'elle peut de ses talents si ça peut être utile pour mettre de la joie dans une activité spéciale ou faire vivre à quelqu'un un moment particulier.
L'autre jour, je l'ai vue passer avec ses gants de vaisselle jaune, une plante verte qu'elle avait installée sur le siège de son déambulateur et un gros sac de terre. Elle chantonnait un air un petit peu sautillant. Je lui ai dit : « Ah bon, c'est journée de rempotage, votre plante était à l'étroit? » elle m'a répondu : « C'est celle du bout du couloir, ça faisait longtemps qu'elle étouffait ».
Quand elle s'est blessée à un genou, l'automne dernier, elle est restée avec un léger handicap dans sa démarche après l'opération, elle a dû s'astreindre à se déplacer avec une marchette, le vrai mot pour ça, c'est déambulateur. Elle n'en a pas fait de drame, elle m'a dit qu'elle avait passé son permis haut la main pour conduire ça et se déplacer comme le reste du monde! Elle était contente de son achat « pas dur su'l'gaz », très écolo, qu'elle a ajouté. « Le pire, ce sont les batailles de parking de marchettes à la cafétéria, un vrai fléau! »
En décembre, elle a perdu l'un de ses petits-fils dans un accident de voiture. J'ai eu de la peine pour elle. Je l'ai revue seulement quelques semaines plus tard. Je n'allais pas passer ça sous silence. Elle m'a pris les mains et m'a dit que personne n'osait lui en parler alors qu'elle avait tant besoin de ne pas rester toute seule avec ça. « Les silences sont trop lourds, il n'y a rien de pire ». J'étais à l'écoute, si elle avait voulu m'en parler plus longuement. Mais non, elle s'est mise à me parler d'un autre deuil qu'elle avait dû faire et de ce qui s'était passé par la suite. La plus belle histoire que j'avais jamais entendue sur la résilience. Le temps s'était arrêté, et nous étions, elle et moi, comme sur une île déserte, au mitan de la vie... Je l'aurais écoutée pendant des heures.
À la fin, elle m'a regardée dans les yeux... « Je vais te dire un secret... Derrière chaque épreuve se cache un trésor »...
- Vous êtes certaine? Je devrais l'écrire pour m'en souvenir toujours...
- T'as pas besoin de l'écrire, tu vas voir que tu vas t'en souvenir!
Sur cette conclusion toute en sourires et en points de suspension, d'autres dames sont arrivées et m'ont saluée, dont Madame M et Madame P, qui me disaient que Belle-Maman achevait son café et qu'elle arriverait sous peu. Elles regardaient Madame B avec un certain mépris et leurs grands airs de compassion pour moi, en supposant que j'étais obligée de faire la conversation avec Madame B pour tuer le temps. D'ailleurs, j'ai souvent entendu des remarques très désobligeantes à son endroit, des choses injustes venant de personnes aigries, frustrées, tristes ou jalouses. Parce que Madame B ne fait vraiment pas l'unanimité, ça, c'est indéniable, c'est un fait établi à la résidence. Elle est tellement brillante et sensible qu'elle s'en rend compte. Elle me fait des clins d'oeil dans ce temps-là... Et moi, je l'adore!
Dernièrement, à la suite de beaucoup d'implication de ma part au chevet de Belle-Maman, j'ai eu beau croiser et côtoyer souvent les gens qui habitent dans cette résidence « de type évolutive »... J'ai compris ce qu'on reprochait à Madame B plus que tout : elle est rayonnante, lumineuse, créative, enjouée, bonne jusqu'au fond de l'âme, profonde, généreuse, artiste et poète de la Vie. Madame B n'est pas inscrite dans un processus de mort, elle est... VIVANTE!