Photo 1 : Mes arrière grands-parents maternels, Léoni Poirier et Luce Jomphe.
Photo 2 : Au cimetière de Havre-aux-Maisons, fin juin 2008, j'étais allée les « saluer » et c'est là que j'ai réalisé que tous les noms qui se trouvent sur les pierres tombales, ce sont les nôtres, ceux des familles de mon père et de ma mère. Même la toponymie des lieux nous rappelle qu'on est d'ici si tant tellement encore, aux Iles de la Madeleine, et ça nous frappe souvent au détour d'une rue, d'un chemin, d'un magasin, d'un atelier d'artiste, au son de la radio locale et dans nos ressemblances, notre humour, notre manière de vivre, de penser et de voir la vie.
Photo 3 : L'histoire des Madelinots en Abitibi n'est pas encore consignée dans les archives du Musée de la mer. Mais ça va changer sous peu...
Au gré des marées
À mon dernier séjour aux Iles de la Madeleine, je me suis rendue au Musée de la mer, à Havre-Aubert, et vers la fin de ma visite, j'ai voulu consulter leurs archives pour compléter ce que j'avais déjà de notre histoire, celle des deux contingents de Madelinots en Abitibi, en 1941 et 1942, et surtout, je voulais savoir comment cette histoire avait été perçue et racontée, du point de vue de ceux qui étaient restés aux Iles et qui les avaient vus partir. Comment avait-on rendu compte, dans l'histoire des Iles, de ce dernier grand mouvement de population des insulaires?
J'avais discuté longuement et agréablement avec un monsieur très gentil que j'avais pris pour le directeur général du Musée de la mer, mais qui en fait, s'avère plutôt le coordonnateur des collections historiques, je le sais maintenant. À mon grand étonnement, il m'apprenait que si les contingents partis des Iles pour la Côte-Nord au XIXe siècle, ceux de Baie Sainte-Anne au Nouveau-Brunswick, de la vallée de la Matapédia et du Saguenay étaient bien documentés, on n'avait rien du tout sur le dernier contingent, celui de l'Abitibi, tout simplement parce que personne n'avait jugé bon de la raconter, cette histoire.
Mes deux parents sont nés à Havre-aux-Maisons et mes quatre grands-parents aussi, ils font partie des 104 et 102 Madelinots partis des Iles en 1941 et 1942 pour s'en aller en pays neuf, l'Abitibi des années quarante. J'avais déjà en main tous les détails de cette « pas pire épopée », dans les propos recueillis auprès de ma grand-mère maternelle en 1993 (document audio) et qui avaient servi à faire sa biographie en édition limitée. Du temps de l'Association Acadienne de l'Abitibi-Témiscamingue, j'étais là lors de l'assemblée de fondation, ça s'est passé dans ma cuisine! Ensuite, je me suis toujours occupé des communications pour l'AAAT, j'ai donc conservé beaucoup de documentation significative dans mes affaires. Bref, en cet après-midi de juin 2008, à l'instant même où j'apprenais que cette histoire-là n'existait pas tant qu'elle n'avait pas été racontée, je me suis sentie interpellée jusqu'au fond de mes entrailles, au nom de ceux qui m'avaient précédée comme pour ceux qui nous suivront... Toute une mission!
Cette fois-là, j'ai promis au gentil monsieur que j'allais y voir personnellement et que l'histoire des Madelinots en Abitibi serait un jour documentée comme toutes les autres. J'ai tenu promesse, je suis en lien depuis quelques semaines avec le coordonnateur du Musée de la mer qui nous attend à bras ouverts, mon frère Jocelyn et moi, accompagnés de nos conjoints, Crocodile Dundee et Guylaine, quand nous irons en vacances aux Iles de la Madeleine, du 24 juin au 1er juillet prochain.
Depuis ce temps-là, je fouille, numérise des photos, des documents d'époque, cherche et souvent trouve des filons précieux, réécoute des cassettes audio, juge de ce qui est pertinent ou pas, consulte autour de moi, considère, regroupe, classe et identifie des personnes, des événements, des dates, des lieux, des souvenirs et ça me passionne terriblement. Mon frère Jocelyn est mon grand complice dans cette affaire et lors de nos conversations par téléphone et par courriel, cette « mission » nous amène à des échanges qui nous font chaud au coeur à tous les deux. Ça met de la vitamine dans nos racines!
Mais tout n'est pas pertinent pour ce qu'on est en train de faire, c'est-à-dire l'histoire « Des Iles jusqu'en Abitibi », alors je reste avec des histoires, documents, photos, souvenirs, qui ne me serviront pas nécessairement à enrichir notre butin pour le Musée de la mer. Je considère quand même qu'il y a des histoires qui valent la peine d'être racontées et c'est le cas de Luce Jomphe, notre arrière grand-mère, celle qui est sur ma photo.
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À mon premier séjour aux Iles, on y a célébré mon 15e anniversaire, c'était en juillet 1972. J'y étais avec sa fille aînée, ma grand-mère maternelle, Éva Poirier, ainsi que mes grands-parents Turbide, mon oncle Eddy Turbide et ma tante Léa. J'étais hébergée avec ma grand-maman Éva chez son frère Edmond et sa femme Elizabeth, qui avaient 15 enfants, une très très très grande maison, et qui gardaient avec eux leur aînée, Luce Jomphe. Aux Iles, c'est de même que ça se passe, on garde nos vieux, on les bichonne, on les dorlote et on les aime. Je trouvais ça tout à fait normal, chez nous on gardait ma grand-mère aussi, d'ailleurs elle et moi, on partageait la même chambre!
J'ai connu et côtoyé Luce Jomphe pendant les 10 jours qu'on avait passés aux Iles cet été-là. Elle me fascinait sous plusieurs aspects et j'étais amusée de les voir ensemble, elle et sa fille, qui avaient tant à se dire et qui se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Ma grand-mère était veuve depuis 4 ans mais sa mère, seulement depuis 2 ans. Elle avait perdu son mari, Léoni, son amoureux, l'homme qu'elle admirait, le meilleur menuisier des Iles, le père de ses 10 enfants et le grand-père de ses 130 petits-enfants. Quant aux arrière petits-enfants dont je suis, je n'ai pas fait le décompte mais elle devait sûrement le savoir, elle. J'y reviendrai...
Elle me racontait comment elle l'avait aimé, son Léoni, comment il lui manquait. Ça, c'était du grand amour! Il était décédé d'une crise de coeur, à l'âge de 92 ans. Elle disait : « Pauvre Léoni, il est mort jeune, son coeur l'a lâché... » et elle semblait vraiment croire qu'il était mort trop jeune. Tout est question de perception! Elle devait pressentir qu'elle allait vivre jusqu'à 103 ans et « avec tout son génie » comme on dit là-bas.
Moi, je n'en revenais pas qu'elle sache exactement qui j'étais, au nombre de personnes qui faisaient partie de sa famille. Elle aurait pu se mêler un petit peu, je ne lui en aurais pas tenu rigueur. Mais pas du tout. Pour elle, chaque personne était unique et moi, j'étais Francine à Rita à Éva, sa fille aînée. Elle savait aussi que j'étais Francine à Léo à Avila à Julien Turbide.
Dans la grande maison chez l'oncle Edmond, elle avait sa chambre en haut du grand escalier majestueux, tout en bois avec des volutes, celui que son Léoni avait probablement construit, il faudrait que je vérifie pour m'en assurer mais je suis pas mal certaine parce que c'était son ancienne maison qu'habitait toute la famille d'Edmond et Elizabeth. Elle pouvait monter et descendre ces marches 10 fois par jour, de son petit pas léger, toujours vêtue d'une robe qui avait l'air de sortir d'une boutique chic et son chignon de beaux cheveux gris sagement noué sur sa nuque, je ne l'ai jamais vue autrement, à toute heure du jour et du soir. Souriante et facile à attendrir, toujours prête à écouter, à aimer. Il émanait d'elle quelque chose de fort et fragile à la fois, un supplément d'âme, une sagesse mélangée avec une innocence toute juvénile. On aurait dit une poupée de porcelaine. Les 15 enfants chez mon oncle Edmond et moi, on était fous d'elle.
Quand elle a eu cent ans, Luce Jomphe, sa fille aînée, ma grand-mère, est allée aux Iles avec mes parents. Il y avait du monde de partout au Québec et du Nouveau-Brunswick. Ce furent de grandes célébrations qui ont duré quelques jours. Elle n'a rien voulu manquer. Même que mon frère Yves s'était organisé lui aussi un voyage aux Iles pour la circonstance, en compagnie de deux de nos cousins qui étaient aussi ses arrière petits-enfants. Tous sont tombés amoureux d'elle et elle a su les marquer de bien des façons.
Comme je n'avais pas pu y aller et qu'elle avait marqué ma vie d'adolescente, je lui avais fait parvenir une carte de voeux pour ses 100 ans. Quelle ne fut pas ma surprise, quelques semaines plus tard, de recevoir par le courrier, écrit de sa main, un mot de remerciement dans lequel elle me souhaitait plein de belles choses. Et elle priait pour moi... Je cherche ce papier depuis deux semaines et ne l'ai pas encore trouvé!
Elle était née le 22 juillet 1880, elle a vécu pleinement jusqu'à l'âge vénérable de 103 ans et 3 mois. Quand la petite dernière chez mon oncle Edmond a été mariée et qu'elle a mis au monde son premier enfant, la grande maison était devenue trop calme, et l'aïeule, sachant tous ses petits poussins capables de voler tout seuls, s'est trouvée tout à coup plus vulnérable et affaiblie. Ça ne prend pas un gros coup de vent... à 103 ans. Tante Elizabeth lui a alors proposé de descendre sa chambre en bas, au rez-de-chaussée, pour lui éviter le beau grand escalier. Savez-vous ce qu'elle lui a répondu?
« Prends pas la peine, Elizabeth, d'abord, ça va aller vite, le Bon Dieu sait que j'ai assez vécu... »
Pendant une dizaine de jours, elle n'a plus quitté sa chambre, elle ne s'alimentait plus et elle priait. Le docteur venait la voir à tous les jours. Elle ouvrait parfois les yeux et les refermait aussitôt, de toute manière, elle n'y voyait plus très bien. Elle avait décidé « avec tout son génie » que c'était assez, la Vie.
Elle est décédée le 19 octobre 1983. Dans le silence, la paix, la prière, le calme et la douceur. Une chandelle qui s'éteint... après avoir éclairé tant de gens pendant toute sa vie.
Elle avait approfondi, vécu et enseigné à cinq générations toutes les nuances et la profondeur infinie du verbe aimer.