Photo : J'ai toujours aimé cette photo de mon enfance, alors, Maman me l'a donnée. C'est la seule où je souris autant et je me souviens de ce moment-là et de mon état d'âme exactement. Pour la petite fille de 5 1/2 ans que j'étais, il ne pouvait pas y avoir de plus grand bonheur : J'avais enfin ce petit frère que j'avais toujours voulu, tellement mignon, et Maman n'allait plus travailler, je n'allais plus jamais me faire garder. Elle était belle ma mère, à la fin vingtaine. Elle l'est toujours, à 77 ans, elle fait partie de ces femmes sans âge justement. Quand j'étais petite, j'étais un peu amoureuse d'elle, est-ce que ça se peut? Je l'admirais en cachette en train de brosser ses cheveux, nettoyer son visage avec des petits tampons de ouate imbibés dans les flacons aux couleurs douces qui sentaient bon, assise sur son petit banc gigogne à la coiffeuse avec son grand miroir rond, les tiroirs de chaque côté où j'aimais fouiller, fascinée par tous les mystères de sa féminité, y compris dans son coffret à bijoux laqué noir avec des voiliers qui voguaient sur des mers déchaînées. J'aimais la regarder s'habiller aussi, très lentement, avec une grâce si délicate quand elle enfilait ses bas de nylon au bout de ses doigts en faisant attention de ne pas faire d'échelles avec ses ongles. Elle déroulait celui de gauche d'abord, l'enfilait à partir de son pied pointé puis jusqu'à la cheville, en remontant vers le mollet, toute la cuisse et je prenais conscience qu'elle avait de si longues jambes, ma mère, qu'elle était grande, il me semble, en plus, elle avait des seins parfaits. Ah je l'ai observée si souvent que j'en garde des souvenirs très précis.
Ces souvenirs d'enfance sont toujours suivis par ce qui venait rompre le charme à tout coup : Il fallait qu'elle parte travailler et moi, que j'aille me faire garder. Ma mère était avant-gardiste, elle a travaillé à l'extérieur tant que j'ai été enfant unique. À son époque, dans notre milieu, elle était la seule maman qui travaillait. Dans nos familles, aucune autre maman n'avait un emploi. Dans ma rue, tous les enfants avaient leur maman à la maison. J'étais consciente que chez nous, c'était différent d'ailleurs et je ne comprenais pas pourquoi.
Maman me disait toujours qu'il fallait qu'elle aille travailler pour nous acheter des belles choses. Je répondais toujours que je n'en voulais pas des belles choses, je voulais ma maman comme les autres. Ma gardienne, c'était la voisine, elle avait déjà 3 enfants et ne m'aimait pas vraiment. J'étais très jeune, mais je savais ça, je le ressentais très fort. Je me rappelle qu'elle donnait du jus de fruits à ses enfants mais pas à moi, ça coûtait cher du jus de fruits qu'elle disait. Quand il y avait quelque chose de travers, elle me chicanait toujours, mais jamais ses enfants. Elle posait sur moi un regard méprisant, elle me parlait fort. Je me demande pourquoi je ne me défendais pas mais j'étais une enfant timide (difficile à croire aujourd'hui) et je crois que c'est parce qu'elle ne m'aimait pas que je trouvais qu'elle n'en valait pas la peine.
Un matin, ma mère avait dû me chicaner d'aplomb pour m'amener chez la gardienne. J'en avais un souvenir vague alors j'ai demandé à ma mère dernièrement pourquoi ça avait été si mal, qu'elle était partie travailler en pleurant ce jour-là...
J'avais 3 ans. À cause de ce qui s'était passé la veille, j'avais décidé que je n'irais plus jamais chez Madame B. Maman m'avait expliqué encore une fois qu'il fallait absolument qu'elle aille travailler et elle a commencé à m'habiller elle-même parce que je refusais de le faire. Elle me mettait une manche de manteau et pendant qu'elle mettait l'autre, j'enlevais la première. Il paraît que je ne disais pas un mot mais que je la regardais fixement avec les yeux pleins d'eau en enlevant ma manche... Elle ne m'avait jamais vue aussi silencieuse et déterminée. À plusieurs reprises, elle remettait une manche, puis l'autre, pendant que j'enlevais la première. Petite Zoreilles était devenue non négociable, du haut de ses 3 ans. Mon petit manège silencieux de larmes contenues l'avait ébranlée à un point tel qu'elle le revit encore quand elle me le raconte aujourd'hui. Pauvre Maman...
Oui, pauvre Maman, je lui ai fait de la peine ce matin-là. J'étais trop petite pour comprendre qu'une maman qui travaillait avait des raisons de le faire, que d'être mère ne l'empêchait pas de vouloir se réaliser dans un travail, de vouloir améliorer nos conditions de vie, de participer au budget familial, aux décisions, d'être l'égale de Papa en tout. J'ignorais alors combien j'allais être fière un jour d'avoir une maman qui n'avait pas peur de sortir des sentiers battus, qui savait se faire respecter et se battre pour ce qu'elle croyait juste, même quand ce serait difficile ou qu'elle se sentirait jugée par d'autres femmes ou, pire encore, quand sa petite lui ferait un gros coup de chantage émotif.
Cette photo-là, je la chéris particulièrement parce que chaque fois que je la regarde, je ressens le bonheur de mes 5 1/2 ans, d'être enfin à la maison à jouer avec mon petit frère Yves et aider Maman à bien s'occuper de lui, (c'est ce qu'elle me disait) à repasser les débarbouillettes et les linges à vaisselle, que j'apprenais à bien plier, à en faire des piles parfaitement symétriques (je suis encore incapable de procéder autrement que ma mère me l'a montré!...) et de la regarder vivre, elle, ma mère, si belle, si habile en tout, avec le sentiment merveilleux qu'elle serait toujours à la maison avec nous même si elle était tout à fait capable de faire autre chose. À la naissance de mon premier p'tit frère, Maman revenait à la maison par choix.
Quelques mois plus tard, j'ai commencé l'école mais je savais qu'en revenant chez moi après la classe, il y avait une maman et un si beau petit frère qui m'attendaient.
Environ un an plus tard, et parce qu'un bonheur n'arrive jamais seul, nous avons eu un autre bébé, Jocelyn, un autre p'tit frère à aimer, tout mignon, un vrai petit clown, avec de grands yeux qui voulaient tout voir. La famille était complète. Mon bonheur aussi.