Illustration : Si vous me lisez depuis longtemps, vous l'avez probablement déjà vue, puisque j'ai publié ici, le 2 décembre 2007, un extrait de ce texte que j'ai écrit en 1996. Aujourd'hui, je vous offre l'intégrale, directement de mon fond de tiroir. Si vous avez eu un père aussi merveilleux que le mien, j'espère vous ramener à vos plus beaux souvenirs. Si vous n'avez pas eu cette chance, je voudrais partager un petit peu de tout cet amour que j'ai reçu. Le ti dodo,
la tranche de pomme,
le sublet et le cheval blanc
Il arrive parfois qu'un objet, une odeur, une chanson, un livre ou une photo nous ramène instantanément au lieu magique de notre enfance... Pour moi, la rouge rondeur d'une pomme évoque, sans équivoque, toute la tendresse du monde, dans la complicité rieuse d'un père aimant et de sa petite fille bien-aimée : moi!
Du temps de la maison du rang VII et tout au long de notre vie de famille, à La Sarre, à Matagami, à Noranda, Papa avait toujours au moins trois emplois, un principal pour faire vivre notre famille et au moins deux autres dans la vente, ce qui lui permettait de rencontrer plein de gens et de nous payer des petites gâteries. Il a vendu des autos chez Nicol Auto, des motoneiges Motoski, des meubles Lapierre, des déménagements Labrecque, des pneus Abitibi, des bas de nylon Nylart, des produits industriels Mica, des habits sur mesure Stephen Tailoring, des produits Amway, du Coke, des petits gâteaux Vachon et j'en oublie. Papa n'était pas, à son dire, un bon vendeur. Il aimait le monde et croyait dur comme fer au service à la clientèle. Moi, j'ai toujours cru qu'il était surtout un grand communicateur, capable de convaincre lorsque très convaincu lui-même.
Dans ce tourbillon de vie autour de lui et de nous, il arrivait à être un père très présent. Je pense même que c'est lui qui a inventé le concept de la qualité de présence.
Quand il rentrait enfin à la maison, fourbu mais heureux, tout s'illuminait de son sourire chaleureux. J'accourais vers lui comme s'il eût été mon sauveur. Alors, ses yeux bleus devenaient encore plus bleus et moi, je me blottissais en petit rond dans les bras de l'homme le plus fort du monde, sûre que rien ne pourrait jamais m'arriver, seulement parce qu'il était là.
Parfois, quand il était très fatigué, il me disait : « Viens te bercer un ti peu avant le ti dodo ». Et là, je découvrais que c'était pour qu'IL FASSE UN TI DODO, LUI. Toujours blottie contre Papa, j'écoutais son coeur qui battait régulièrement et très fort. C'était normal, il avait un grand coeur. Son torse se soulevait et reprenait sa position initiale avec une régularité et un calme qui me laissaient croire encore une fois hors de tout doute que rien ne pourrait jamais m'arriver tant qu'il serait là. Quand je relevais la tête pour le regarder dormir, il avait toujours ce sourire, même avec les yeux fermés. Il manquait définitivement quelque chose mais jamais je n'aurais risqué de bouger le moins du monde, de peur de rompre le charme. Je l'admirais dormir, tout en sourire, convaincue comme on peut l'être à quatre ans que j'étais l'artisane de son bonheur.
Un jour, j'allais avoir 5 ans, j'ai eu le bonheur d'avoir mon premier petit frère. Bien que j'étais contente, je réalisais aussi qu'il était devenu le nouveau centre d'attraction de la famille... C'était le jour de son baptême je crois, en tout cas, il y avait plein de monde autour du berceau du petit. Papa est venu s'asseoir avec moi dans le salon avec une belle pomme rouge toute dodue et un petit couteau. Sans dire un mot, il me regardait et regardait ensuite la pomme. Il souriait tout le temps. Ses yeux se plissaient de plus en plus. On aurait dit qu'il allait pouffer de rire. Je savais bien qu'il allait me donner la plus belle tranche de la pomme, la première, lorsqu'il aurait fini de la peler. Mais il ne fallait pas le dire, ça, je le sentais, il ne fallait surtout pas le dire...
Plus le couteau se promenait méthodiquement en tournoyant sur la pomme, plus il me regardait intensément et plus nous avions tous les deux une envie folle d'éclater de rire. Il me semble aussi qu'à la fin, il ralentissait un peu, pour faire durer cette complicité entre nous. C'est là qu'il se produisait un moment de grâce. Il coupait la première tranche, toute blanche, me la plaçait devant les yeux et me l'offrait comme s'il s'agissait de la pierre la plus précieuse. Toujours sans rien dire, je l'acceptais d'un geste tout aussi théâtral, et je la goûtais enfin pendant qu'il mangeait le reste de la pomme. Nous étions là, tous les deux tout seuls dans notre univers, dans cette maison pleine de monde, à manger notre pomme en silence, avec l'air satisfait des gens heureux qui ne remettent même pas leur bonheur en question.
Souvent, au cours des ans, il a répété ce geste complice entre nous mais c'est au Jour de l'An 1996, dans sa maison encore pleine de monde, où j'en ai été une autre fois très touchée. Il est venu m'offrir la première tranche de pomme et je l'ai acceptée avec les mêmes yeux éblouis que lorsque j'étais enfant. Il y avait longtemps qu'une pomme n'avait pas goûté aussi bon et là encore, nous n'avions rien dit. Pas un seul mot. Rien qu'un regard et un sourire, avec une envie de pouffer de rire. D'ailleurs, nous n'en parlerions jamais, ni lui ni moi, c'était sous-entendu parce qu'on le savait que ça aurait pu rompre le charme.
Je devais avoir 10 ans à peu près quand Papa a commencé la construction d'un chalet dans la baie Dunlop, au lac Matagami, ce chalet qui nous a laissé des souvenirs impérissables même si on ne l'a jamais habité. J'étais allée me plaindre à lui que c'était plate, pas d'amis, pas de musique, rien à lire, rien à faire. Il m'a dit : « Attends voir, on va s'en faire de la musique, Papa va te faire un sublet ». Quel mystère. Un sublet?
Avec une énergie qui m'appelait à le suivre, il s'est dirigé vers la talle d'aulnes, dans le petit bois, derrière le chalet. Toujours sans rien dire, il en a coupé une petite branche après les avoir toutes évaluées. J'étais intriguée, je ne comprenais pas du tout où il voulait en venir mais je lui accordais toute ma confiance et ça, c'était inconditionnel. Comme si un génie lui était apparu pour lui souffler les mots et les gestes à faire, il me dit d'un ton grave et moqueur à la fois : « Là, si tu veux qu'il marche, ton sublet, il va falloir que tu chantes tout le temps que je le fais. Là, tu vas chanter sans jamais t'arrêter la chanson du sublet... Écoute...
Pèle pèle mon sublet
Jamais t'en auras de regret
Quand mon petit Poucet pèlera
Avec application et acharnement, je chantais en reproduisant les mots aussi bien que son accent madelinot pendant que lui, avec application et acharnement aussi, il faisait des trucs étranges avec son couteau sur la petite branche d'aulne.
Soudain, il a levé vers moi un regard qui voulait dire que c'était le moment où jamais de ne pas arrêter de chanter. Il a entonné avec moi une dernière fois le couplet magique...
Pèle pèle mon sublet
Jamais t'en auras de regret
Quand mon petit Poucet pèlera
D'instinct, nous nous sommes tus. Ces quelques secondes précédant le miracle ont duré un siècle. Et si ça ne marchait pas? Pourtant, on avait bien chanté la chanson du sublet. Fabriquer un instrument de musique n'était pas une mince affaire mais je savais Papa capable de tous les miracles puisqu'il en faisait régulièrement.
Avec une dignité proche de la dévotion, il porta à sa bouche la branche d'aulne qui émit un son pur, étrange et beau, qui a dû s'entendre de la baie Dunlop jusqu'à l'embouchure de la rivière Bell, sans l'ombre d'un doute. Au milieu de nulle part, en plein bois, sur les rives du grand lac Matagami, mon père venait encore une fois, avec la même complicité, me donner ce qu'il avait de meilleur : un peu de lui-même!
Parmi les souvenirs de l'enfance, il en est un qui me sert encore dans les moments moins joyeux de mon existence. Une panacée universelle pour les jours gris ou la douleur en général. Un remède miracle qui s'apparente à ce qu'on appellerait l'auto-guérison, la visualisation et peut-être aussi la pensée positive. Cela s'appelle « Le cheval blanc ».
Quand j'avais mal aux oreilles, aux dents, que je prenais une fouille en bicycle, il me parlait du cheval blanc. Si l'on se moquait de mon accent, que j'avais perdu des morceaux de casse-tête ou que j'avais raté ma sculpture d'épingles à linge, il me racontait aussi son histoire du cheval blanc, tant et si bien que j'avais fini par le voir réellement. Ça commençait toujours pareil. Il me disait de fermer les yeux, il prenait sa voix douce, calme, grave et rêveuse, et il racontait...
« Pense à un beau cheval blanc... Il est donc beau, ce cheval blanc-là... Il est fort et fier, il court dans la prairie, la crinière au vent, libre comme l'air... C'est un beau cheval blanc heureux, qui pense rien qu'à son heureusité, à courir vite et fort dans sa prairie... Ah que c'est donc beau, un beau cheval blanc... »
Et j'ai oublié la suite mais ce que j'ai retenu, c'est que ça marchait tout le temps. Aucune douleur, physique ou morale, aucune peine, petite ou grande, ne résistait au cheval blanc. Quand je suis devenue une adolescente, et plus tard une femme, il ne m'a plus jamais raconté l'histoire du cheval blanc mais je m'en souvenais toujours, elle était en moi, et je me la répétais au besoin, jusqu'au jour où...
J'avais 29 ans. Depuis huit ans, je voulais devenir enceinte et finalement, je l'étais, mais j'étais alitée depuis le début de ma grossesse, malade, incapable de m'alimenter, affaiblie et inquiète de perdre ce bébé si attendu, si désiré. Inévitablement, j'avais fini par perdre pas mal ma joie de vivre. Le physique avait fini par déteindre sur le moral. Comme j'étais plus ou moins emprisonnée, à la maison ou à l'hôpital, je voyais seulement les gens qui me rendaient visite parce que moi, je ne pouvais me déplacer.
Ce matin-là, Papa s'était arrêté à la maison, sans raison. Couchée sur le sofa, je ne lui avais même pas ouvert la porte, il était entré tout simplement, à pas de loup, silencieusement. Il s'est assis dans la chaise berçante près de moi. Sans rien dire. Je ne faisais pas la conversation moi non plus.
Il traînait sur la table du salon de vieux cartons blancs et des ciseaux. Il a voulu ramasser ça pour me rendre service. Machinalement, il a commencé à découper dans le carton, sans avoir l'air de savoir où il allait. Puis, il m'a demandé comment j'allais.
Pendant que je lui parlais de mes inquiétudes de perdre ce bébé, de mes interrogations à savoir si j'étais capable de rendre à terme un bébé en santé, il découpait toujours à mesure qu'il m'écoutait. Quand j'ai eu fini de lui répondre, il avait fini de découper. Il s'est levé pour aller porter les découpures à la poubelle et j'ai remarqué sur la berçante une petite forme blanche qui gisait là. Je suis allée la chercher et j'ai pris dans mes mains un beau cheval blanc, le plus beau cheval blanc du monde. Il m'a souri et m'a dit : « Il est pas bien réussi, j'avais pas de modèle, mais regarde, il a une petite bedaine et quand même, il a l'air encore assez fort et il se tient debout! »
Je lui ai dit : « C'est le cheval blanc de quand j'étais petite! Te rappelles-tu P'pa quand tu me racontais... » Et dans son rire de petit garçon gêné, j'ai senti clairement deux choses : Premièrement que oui, il s'en souvenait tout à fait, et deuxièmement, que ça, il ne fallait surtout pas le dire. Alors je me suis tue parce que ce qui ne s'exprime pas s'imprime et puis on a souri tous les deux parce qu'on savait tout le merveilleux qui se cachait dans ce petit cheval blanc de carton.
C'était le plus beau cadeau qu'il pouvait m'offrir. Je l'ai mis sur le manteau du foyer où je l'ai regardé si souvent jusqu'à la fin de ma grossesse alitée. Bien sûr, c'est la première chose que j'ai mise dans ma valise en partant pour l'hôpital. Mon petit cheval blanc m'a suivie jusqu'à la salle d'accouchement et ensuite, sur ma table de chevet.
Quand il est venu me voir à l'hôpital avec Maman et faire connaissance avec sa première petite-fille en pleine santé, il a vu « notre » cheval blanc sur ma table de chevet. Il a souri peut-être encore plus tendrement ce jour-là.
J'aurais voulu lui dire toute la beauté de mon enfance, toute la magie qu'il avait créée dans ma vie d'enfant et d'adulte aussi, toute l'espérance que j'avais de faire de même pour ma petite fille.
J'aurais voulu surtout lui dire mille mercis pour cette panacée universelle, cette enfance heureuse qui serait pour toute ma vie un gage de bonheur, ou plutôt, comme il le dit lui-même, « d'heureusité » mais je n'ai rien dit et j'ai souri parce que ça, c'est sûr, il ne fallait pas le dire. Ça aurait pu rompre le charme.
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Ce 2 décembre 1996 marque ton 69e anniversaire. Ce texte, je n'avais pas l'intention de te l'offrir parce qu'il valorise justement la complicité tacite entre nous. Au Café littéraire de novembre, plusieurs hommes m'ont dit que c'était épouvantable de penser que toi, tu ne l'aies jamais lu. J'ai consulté Maman qui m'a suggéré de te l'offrir à ta fête. Elle a eu un sourire attendri quand elle m'a dit qu'à elle aussi, tu offrais souvent « la première tranche » de ta pomme.
Alors voici ce texte que j'hésitais à te faire lire au cas où cette complicité puisse se diluer le moindrement dans l'avenir. Et puis advienne que pourra, je nous fais confiance! Ce que j'ai écrit en quelques pages, au fond, j'aurais pu le résumer en deux mots : « Je t'aime, P'pa ». Bonne Fête!