Photo : Ne me félicitez pas pour cette photo, elle a été prise en 2008 par la caméra espion que nous installons près d'une saline à notre camp. Cet appareil photo est déclenché par une présence humaine ou animale et il prend ses plus beaux clichés durant la nuit et à l'aube, en tout cas, chez nous, c'est comme ça, il faut croire que les animaux se déplacent surtout dans ces moments-là. On voit ici une maman orignal et son petit. Je vous rappelle que vous pouvez cliquer sur la photo pour l'agrandir. Je ne compte plus les fois où ça m'est arrivé... De vivre quelque chose de si intense, de ressentir des émotions si entremêlées que je ne savais pas quoi en faire. Pleurer? Non. Penser? Non plus. En parler? Surtout pas. Me changer les idées? Pas capable. Oublier? Ce serait fuir. Alors, j'écris.
J'arrive de la résidence pour personnes âgées où j'ai passé l'après-midi. J'avais apporté avec moi mon nouveau portable pour montrer à ma belle-maman les dernières photos de Félixe et faire des bisous de bonne fête à son amoureux qui célébrait hier ses 93 ans. Je voulais profiter de l'occasion pour passer dire bonjour à ma tante Marie-Jeanne, à Adéline, à Julienne et à Marc. Il y avait trop longtemps que je n'avais pas vu Marc et je pensais souvent à lui dernièrement.
J'ai beaucoup d'intuition. Ça ne relève pas de la magie mais de l'hypersensibilité. En me dirigeant vers la sortie, au rez-de-chaussée, je n'ai pas utilisé le chemin le plus court pour me rendre à ma voiture mais j'ai fait le détour par la salle à dîner, au cas où je verrais Marc. Je n'ai donc pas été surprise de le trouver là, en train de se verser un café.
« Hé que chu content de te voir! » qu'il me dit avec son sourire et ses yeux bleus particulièrement lumineux aujourd'hui.
« Moi aussi, Marc, même que je vous cherchais un peu, je pense, mon intuition m'a amenée jusqu'à vous! »
Bisou bisou sur nos joues, tout à la joie de nous revoir comme de vieux amis, nos exclamations s'exprimaient tout en rires et en sourires. Marc voulait tout savoir et tout me raconter en même temps. J'ai senti un petit malaise chez lui quand il s'est appuyé à sa marchette, son tremblement aussi quand il a pris son café dans la machine distributrice, il n'a rempli sa tasse qu'à moitié...
« As-tu le temps qu'on jase un peu? Je voudrais voir ta petite, tu dois avoir des photos » qu'il me dit.
« Certain que j'ai le temps, Marc, et j'ai mieux que des photos, je vais vous montrer sa belle tite face en gros plan sur mon portable! »
Après 3 ou 4 photos de Félixe, j'ai refermé mon portable. Marc était de toute manière sous le charme de la petite, il n'y avait rien à rajouter et je voulais être toute à son écoute pendant qu'il me racontait que son fils venait de partir de la résidence, qu'il était venu le voir avec ses deux petits-fils, des jumeaux de 13 mois. L'arrière grand-père revivait en me le racontant chacune des minutes qu'il venait de passer avec eux, les jumeaux si drôles qui prenaient sa marchette pour un taxi et lui qui les poussait! Marc était encore plus joyeux que d'habitude et ça me faisait tant plaisir de le voir ainsi, j'en oublais qu'il m'était d'abord apparu pâle, amaigri, tremblant, avec une difficulté d'élocution inhabituelle et sa marchette.
J'ai toujours vouvoyé Marc. Je l'ai toujours admiré aussi, ce charmant monsieur de 83 ans qui fait partie de mon paysage, de mon voisinage immédiat, depuis que j'ai 12 ans. Sa femme et lui étaient de bons amis de mes parents. J'ai aussi travaillé avec Carmel, sa femme, quand j'étais jeune. L'affection entre eux et moi m'a toujours semblé réciproque et naturelle. Ils ont eu 3 fils à peu près de mon âge mais pas de filles. Je crois qu'ils m'avaient un peu adoptée. Marc était un client régulier quand je travaillais comme étudiante au Noranda Bakery ou chez Lou's Tobacco Shop.
Il y a quelques années, Carmel est décédée. Marc me parlait toujours d'elle, comment elle était partie sereine, comment il la trouvait belle, comment il l'avait aimée et qu'il l'aimait encore même après sa mort. Il me disait : « Toi, tu le sais, hein? » et je lui disais que oui, oui, je le savais, ça, y avait pas de doute. Et sa joie de vivre reprenait le dessus, on parlait de tout et de rien, on aurait pu discuter pendant des heures, lui et moi, d'ailleurs, on l'a fait souvent.
Donc, cet après-midi, après notre conversation joyeuse, il y a eu un petit silence qui n'était pas lourd du tout mais qui était là, respectueux du temps précieux qu'on passe ensemble, un instant de silence qui s'imposait de lui-même. J'ai écouté ce silence. Puis, Marc m'a touché le bout des doigts très doucement et il m'a dit le plus naturellement du monde, les yeux dans les yeux, mais avec une sérénité déconcertante, presque troublante, que sa marchette, ses tremblements, ses problèmes d'élocution, son amaigrissement, sa mémoire chancelante, étaient les conséquences d'une maladie dégénérative dont il se sait atteint depuis peu. Il ne voulait pas me la nommer parce que c'était trop difficile à prononcer mais c'en était une 22 lettres!
À partir de là, je l'ai tutoyé, j'ignore pourquoi, ça s'est fait instinctivement, sans le faire exprès, c'est seulement maintenant que j'y repense. Nous avons parlé presqu'en chuchotant toute l'heure qui a suivi. Le temps s'était arrêté. Marc m'a parlé de mon père, comment il l'avait aimé, son sourire, sa bonté, son charisme, son air de p'tit gars, sa personnalité attachante, il m'a comparée à lui... Il m'a redit comment il aimait Carmel, comme elle était belle et qu'elle aimait la vie jusqu'au dernier instant. Il espérait aller la rejoindre bientôt, sans traîner dans les hôpitaux, il souhaitait que tout se passe dans la douceur pour lui comme ce fut le cas pour elle. Il a insisté pour me dire qu'à 83 ans, la vie avait toujours été sensationnelle, qu'elle l'était encore maintenant, malgré sa maladie de 22 lettres, qu'il était reconnaissant d'avoir vécu tant de bonheur, que chaque journée avait ses moments heureux, la preuve, qu'il m'a dit, c'est qu'il en avait eu deux immenses aujourd'hui, voir ses petits jumeaux de 13 mois et jaser avec moi...
Je n'ai jamais vu si lucide et si serein que Marc devant la maladie et l'échéance prochaine qu'il souhaite imminente et, selon son voeu, dans la douceur. Cette conversation restera à jamais gravée dans mon coeur.
Au moment de nous quitter, je n'allais sûrement pas lui dire à bientôt, à la prochaine, au plaisir. Alors, je lui ai dit que j'avais été heureuse de le connaître depuis toujours, de le voir aujourd'hui, que je considérais cette rencontre comme un cadeau de la vie et que je le remerciais infiniment pour tout. Mais surtout, je lui souhaitais de réaliser son rêve ultime, que j'étais certaine que la Vie allait lui accorder cette faveur. On a eu les yeux pleins d'eau tous les deux et on a échangé un sourire sincère. Pendant que je boutonnais mon manteau et que je m'affairais à ranger mon portable dans son sac, il m'a dit : « Francine, je t'aime beaucoup » . Et là, pas d'eau dans les yeux, ni de son côté, ni du mien. Juste des sourires attendris. J'aurais aimé ça lui répondre ce que j'ai écrit comme titre à ce billet mais j'en étais incapable, j'avais la gorge nouée, pas moyen de prononcer un seul mot, tiraillée entre plein d'émotions que je n'arrive pas encore à démêler.
Alors, que faire? Pleurer? Penser? En parler? Me changer les idées? Oublier?
Écrire.