Photo 1 : C'était tout à l'heure, en sortant de la Maison des invités de l'entreprise qui m'avait... invitée au visionnement du film corporatif qui était présenté pour la première fois devant public et pas n'importe lequel, celui de notre région d'abord, avant d'être diffusé en trois langues et partout dans le monde. Voici donc une vue du lac Osisko comme on ne le voit pas souvent, dans une petite baie tranquille qui avoisine la Maison En Sol Mineur, juste à côté.
Photo 2 : Cette même petite baie du lac Osisko, entre les deux troncs d'arbres qui me rappellent deux parenthèses. C'est là que j'ai repris mon souffle, mine de rien, que j'ai remis de l'ordre dans les émotions que je venais de vivre, pour réaliser que la vie m'avait donné l'occasion aujourd'hui de raccomoder mon petit coeur blessé professionnellement en l'an 2000. Dix ans plus tard, je venais de... J'aime mieux vous avertir, ça risque d'être long. Allez vous chercher un café, installez-vous confortablement si vous voulez, j'en ai long à raconter et j'irai jusqu'au bout, c'est sûr. Je ne vous oblige à rien mais moi, j'en ai besoin. Pour vraiment fermer la parenthèse.
J'avais reçu mon invitation il y a quelques semaines et j'avais hâte d'assister à l'événement. Ce film, j'avais travaillé dessus au début de l'année 2008, bien avant le premier coup de manivelle, alors que Dominic m'avait proposé le mandat de l'écriture du scénario pour le très large public cible auquel il était destiné. Ensemble, on allait élaborer le canevas selon les attentes très précises du client mais c'était lui, le producteur et le réalisateur de « notre gros corpo » comme on l'avait baptisé. On avait eu un plaisir fou à collaborer ensemble dans le travail, assister aux réunions avec les dirigeants d'ici et ceux de Toronto par vidéoconférence, essayer de comprendre les procédés, démêler toute l'information qu'il fallait s'approprier d'abord et vulgariser ensuite. Innover tout en restant fidèle à la tradition dans l'industrie et pour des publics à l'internationale. Des heures de plaisir!
À ce moment-là, Dominic était le nouveau conjoint d'Isabelle. Donc, mon nouveau beau-fils que j'apprenais à mieux connaître dans le travail. Je mesurais bien ma chance. Et son sérieux. Et son talent. Nous en gardons, lui et moi, un souvenir attendri et plein d'anecdotes savoureuses. Là où il voyait des images, des plans, des prises de vue, il me venait des mots, des phrases, des expressions animées, on carburait à la même énergie créatrice. En coulisses, je lui disais en boutade qu'il m'avait embauchée pour gagner des points avec sa belle-mère mais il me répondait toujours qu'il ne travaillait qu'avec les meilleurs. On appelle ça un gars qui sait se faire aimer! Évidemment, on ne révélait à personne le lien « familial » qui nous unissait. Mon mandat s'est terminé après l'approbation finale de la scénarisation par la multinationale et sa filiale d'ici. Mais il restait à faire le film! Dominic a travaillé à ce projet en dilettante depuis deux ans et je n'avais plus participé à « notre gros corpo » depuis, sauf qu'il me disait de temps en temps « ça avance, j'ai hâte que tu vois ça!»
Et aujourd'hui en était une... Tu te lèves le matin, tu fais ce que t'as à faire, tout va tellement vite et bien, t'es comme au-dessus de tes affaires. Juste parce que t'as quelque chose qui te tente et qui va avoir lieu en milieu de journée. Tu contrôles ton horaire, la vie est belle, tu sens qu'il va se passer quelque chose d'agréable, le téléphone sonne même pas, il te laisse tranquille. Tu sors tes plus belles fringues, tes cheveux sont corrects sans que t'aies besoin de te battre avec, tu passes devant le miroir en prenant tes clés pour sortir et tu te dis : « Ouais, méchant pétard » et tu pars le coeur tout léger!
Je savais qu'il y aurait beaucoup de monde là-bas. De l'industrie touristique, des organismes du milieu, du développement régional, de l'industrie, etc. En arrivant sur place, je vois des gens qui entrent, d'autres qui attendent dehors en jasant, en profitant du paysage. Ils sont nombreux. En m'approchant, je reconnais... Ah non, pas elle, c'est pas vrai, qu'est-ce qu'elle fait là, elle, ah oui, c'est vrai, elle a dû être invitée en tant que... Ah non, elle ne va pas me gâcher ma journée, elle, la seule personne au monde entier que je peux pas supporter... ELLE!
Oui, c'est bien elle, ma Bulldozer... Elle se tourne vers moi et veut me parler, je le sens, mais je suis tout à coup habitée intensément par le magnifique paysage qui s'offre à moi, avec une concentration qui ne déroge pas d'un quart de pouce. En fait, j'essaie de ramasser le peu d'estime de moi qui me reste encore en sa présence et qui vient de fondre comme neige au soleil en l'apercevant. Ma Bulldozer... Me voilà replongée à la fin de 1999, quand je l'ai connue.
Une parenthèse de dix ans En ces années-là, j'avais fermé ma petite entreprise comme écrivain public, je n'arrivais pas à vivre de mon métier que j'adorais. Une décision difficile. Un échec personnel et professionnel. Encore peu de temps après, avec mon père, on avait dû fermer l'entreprise familiale également, on n'arrivait plus à rivaliser avec notre concurrent qui était, lui, subventionné à 50 % sur les salaires de ses employés. Même à 69 ans, pour Papa aussi, c'était un deuil difficile. Je pouvais le comprendre. Il allait pouvoir au moins prendre sa retraite. Moi, j'avais besoin de travailler. Besoin, oui, grand besoin. Dans tous les sens du mot.
C'est dans cet état-là que je suis arrivée à l'entrevue au poste de responsable des communications. Je la voulais, la job. J'en avais besoin. J'étais défaite mais encore très capable de me faire une face de relations publiques. Question de survie. Devant moi, la directrice générale, le secrétaire trésorier, membre influent du conseil d'administration et la dernière mais non la moindre, la directrice générale adjointe, ma Bulldozer. La conversation se déroule à merveille tout au long de mon entrevue, deux sur trois sont charmants avec moi, mais ma Bulldozer, les bras croisés, le regard durci, fixe le plancher et ne sourit pas. Ça me dérange pas, les deux autres sont tellement gentils que je m'imagine que ma Bulldozer joue un rôle pour m'intimider, pour voir comment je réagis devant l'adversité, genre...
Finalement, de retour chez moi, j'ai déjà le message de la directrice générale sur mon répondeur : Je suis embauchée. Je commence lundi. Mon premier jour de travail se fait dans l'allégresse, ma Bulldozer n'est pas là. Elle a décidé de prendre une journée de congé. Ce sera comme ça trois jours d'affilée. Le quatrième jour, en rentrant, elle me convoque dans son bureau, m'ordonne de fermer la porte et me dit que c'est toujours pas de sa faute si je travaille là, que ce sont les deux autres qui ont décidé de m'embaucher sans son accord, qu'elle avait caché mon c.v. en dessous de la pile parce qu'elle trouvait que je n'avais « aucun talent, aucun charisme et que j'avais juste l'air d'une mère de famille qui voulait sortir de chez eux ».
Moi, ne sachant trop comment réagir, naïvement, je lui ai répondu qu'elle était franche, que ça avait le mérite d'être clair et que j'avais l'intention de gagner sa confiance, de lui prouver que j'étais capable de faire un excellent travail. Mais en dedans de moi, j'étais défaite. À ramasser à la petite cuillère. Je braillais rien que dans mon char par exemple. Ou chez nous. Jamais je ne laissais rien paraître au travail. J'étais plutôt dynamique et enjouée. Plus mes collègues m'appréciaient, plus elle prenait plaisir à me discréditer ou m'humilier. Devant les clients, les autres employés, certains membres non influents du conseil d'administration ou les journalistes. Et dans mon travail, c'est très important de ne pas perdre sa crédibilité auprès des journalistes.
Autre exemple de mon quotidien : Dans mon bureau, il y avait trois portes, toujours ouvertes : une qui donnait sur l'entrée, toute vitrée celle-là, la deuxième, à ma gauche, sur le bureau de la directrice générale, la troisième, à ma droite derrière moi, sur le bureau de ma Bulldozer. Elle arrivait derrière moi sans crier gare, sur la pointe des pieds par son bureau, me coupait la ligne téléphonique alors qu'un journaliste voulait me parler ou me criait dans les oreilles pour me faire faire une crise de coeur et s'en retournait dans son bureau en riant à gorge déployée. Sa spécialité, quand j'étais débordée de travail, c'était de me faire chercher des documents qui n'existaient pas.
Elle me répétait souvent qu'avec elle, je n'arriverais jamais à bluffer, qu'elle ne comprenait pas ce que les autres me trouvaient. J'étais rendue au point que je la croyais, j'étais nulle, elle voyait plus clair que les autres et j'étais démasquée. Mais pendant ce temps-là, au fil des jours et des semaines, je découvrais des choses qu'elle voulait cacher, comme le fait que des clients allaient payer des petites factures chez elle, le soir, et qu'elle ne remettait pas cet argent dans la caisse, que son fils avait volé 200 $ au bureau et que personne ne le dénonçait par peur de ses foudres à elle, des représailles, que le financement de l'organisme était douteux, comme la comptabilité sous sa gouverne, non vérifiable, et plein d'autres irrégularités du genre que j'ai voulu oublier parce que c'était trop gros et que le coeur me levait. Plus je comprenais le fonctionnement de l'organisme et sa mission véritable, plus je réalisais l'étendue de la magouille, le nid de couleuvres dans lequel j'étais plongée, et pire encore, duquel je devenais complice si je continuais à me taire.
Ma Bulldozer m'avait réduite à néant. Elle avait eu raison d'affirmer que j'étais « sans talent, sans charisme et que j'étais juste une mère de famille qui veut sortir de chez eux ». Tous les employés, sauf un temporaire qui terminait son contrat, étaient sous sa domination et ils marchaient par la peur. Je ne pouvais plus faire confiance à personne. Et je ne pouvais plus travailler sans qu'elle me mette des bâtons dans les roues. La directrice générale venait d'annoncer son départ en congé de maternité avant la date prévue. D'ailleurs, elle me fuyait les rares fois où elle était au bureau. J'en savais trop. Les membres du conseil d'administration ne me connaissaient pas beaucoup, mais ils la connaissaient, elle, depuis plus de 20 ans. J'ai bien essayé en dernier recours de dire ce que je savais au secrétaire trésorier mais il en savait presqu'autant que moi et il se taisait. Il laissait sa place au conseil d'administration à un autre, il avait fait son purgatoire, un an sur le conseil d'administration, tout le monde savait ça à l'interne. Ceux qui y étaient depuis de nombreuses années étaient soit complices soit terriblement innocents, non menaçants.
Je suis partie de là sans faire de vagues en juin 2000. Deux semaines d'avis. Dans les règles de l'art. Ma lettre de démission disait « pour des raisons personnelles », sans plus. Je crois qu'il était devenu dangereux pour moi de rester là. J'avais peut-être trop persisté même. Ça a laissé des cicatrices pendant longtemps. Jusqu'à tout à l'heure, en fait. À ce moment-là, je croyais que je n'allais plus jamais retravailler dans mon domaine, dans ma ville, dans ma région. Avec le recul, j'avais fait ce qu'il fallait, on a préféré oublier que j'existais, on ne m'a fait aucun tort, on n'a plus jamais parlé de moi dans ce milieu-là, ni en bien ni en mal. Et ma Bulldozer y travaille toujours. Après mon départ, on lui a enlevé la responsabilité du financement et de la comptabilité. Le secrétaire trésorier y avait vu avant d'être remplacé par son successeur. Moi, quelques semaines plus tard, j'étais appelée en renfort pour travailler aux communications du Festival du cinéma international en Abitibi-Témiscamingue où j'avais tout à prouver, avec l'énergie de désespoir.
... Ma Bulldozer n'a pas de coeur, elle veut me saluer et me parler comme si de rien n'était parce qu'en ce moment, n'étant pas sur son territoire, elle serait prête à s'abaisser à mon niveau, s'entretenir joyeusement avec quelqu'un de « sans talent, sans aucun charisme... » Mais pas moi. Le mieux que je peux faire, c'est de l'ignorer. Elle m'avait blessée profondément, c'était il y a longtemps, je me suis refaite une santé psychologique dans mon travail depuis, tout va bien.
Je passe à côté d'elle en jasant avec quelqu'un de vraiment intéressant à écouter, je sens qu'elle me suit de près, je reprends mon allure de « méchant pétard » avec mes belles fringues et mes petits cheveux full plein de charisme (!) et nous entrons dans la Maison des invités où je suis accueillie par la directrice des communications, tellllllement contente de me revoir, elle me traite comme une collègue en quelque sorte, d'autres viennent me saluer, me faire un bisou, je vais rejoindre Dominic, les deux gars de la direction photo et j'oublie complètement ma Bulldozer, charmée par ces chaleureuses retrouvailles...
Après les petites bouchées, nous sommes dirigés vers le grand salon où aura lieu la projection, on a prévu où j'allais m'asseoir, avec les trois autres artisans de l'équipe du film, les vedettes du jour. On nous présente à tour de rôle, dans mon cas, on parle de la scénarisation, de la vulgarisation de l'information, ce qu'a été mon travail et ma participation. On présente Dominic très chaleureusement, on l'invite à prendre la parole, il raconte en quelques minutes sa motivation et sa démarche, il a tant de charme, « de charisme et de talent... » qu'il ne prend pas de crédit pour son magnifique travail de réalisation mais il met l'accent avec ferveur sur le travail de ses collaborateurs, qu'il présente avec enthousiasme, dont moi, on dirait qu'il veut passer un message à ma Bulldozer, c'est pas mêlant! Pourtant, il ne sait rien de tout ça...
Et puis le film. Comme on l'avait rêvé. Avec ses images, son montage, sa facture originale, sa réalisation soignée, « notre gros corpo » va rayonner de par le monde, en français, en anglais, en espagnol. La narratrice a le ton juste, un débit parfait, une voix enveloppante, une diction très radio-canadienne. Mes mots, je les reconnais, ils prennent vie en images devant moi et la narratrice nous raconte une belle histoire que j'assume totalement. Je suis fière de sa réalisation. C'est toujours sa signature, à nulle autre pareille. Mais en même temps, puisque j'ai fait partie du projet au début, et qu'on m'accorde du crédit et une reconnaissance pour ça après deux ans, chaque petit bout du scénario que j'ai écrit vient au monde devant moi, comme un cadeau bien emballé que je découvre sur cet écran. Et Dominic en a dit tellement de bien de ma partie du travail, c'était presque trop, il me semblait. Ma Bulldozer était là, aux premières loges, elle a entendu ça, c'est certain, et moi, je n'avais pas de temps à perdre avec elle. Je ne lui en voulais même plus. J'étais trop occupée à être fière. La vie, aujourd'hui, m'a permis de raccomoder mon petit coeur déchiré professionnellement depuis tout ce temps. Je suis guérie. J'ai fermé la parenthèse.
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Je réouvre une mini parenthèse pour partager le lien à suivre pour lire l'article de La Frontière (notre hebdo régional) qui rend compte de l'événement du point de vue médiatique. Pas mal plus court que mon billet!!!
Merci à Henri, ex-collègue de l'an 2000 (c'était lui, le temporaire qui terminait son contrat) et grand ami depuis ce temps, pour le lien vers l'article. Et surtout pour l'amitié fidèle...