samedi 10 février 2007

Rêveries d'enfant pour adultes


Mai 1994, quelques jours avant le début du Salon du livre de l'Abitibi-Témiscamingue, lors du lancement du livre d'Isabelle, Rêveries d'enfant pour adultes, publié aux éditions D'ici et d'ailleurs. Comment une enfant de 8 ans peut-elle en arriver à publier un recueil de textes et dessins à un si jeune âge? L'histoire est vraie et pourtant d'une simplicité rare.

J'avais mis sur pied et j'animais à cette époque (il y a 12 ans) les soirées Cafés littéraires de notre région. Une fois par deux mois environ, je repartais le bal, refaisais la tournée des médias régionaux pour publiciser l'événement, tâchais d'y amener des nouveaux talents qui émergeaient puisque nous avions un public fidèle et conquis et que chaque soirée amenait son lot de surprises et de moments magiques. On y convergeait des quatre coins de l'Abitibi-Témiscamingue. Il régnait là une ambiance formidable.

Les Cafés littéraires se déroulaient toujours un vendredi soir, de 19 h à 21 h, parfois plus. Isa voulait toujours y venir avec moi, parce qu'elle écrivait déjà beaucoup et m'entendait parler en entrevue, avec admiration, de tous ces auteurs(es), surtout qu'elle en connaissait plusieurs qui faisaient partie de mon univers, donc, du sien. Elle promettait d'être sage et de me laisser animer la soirée, promis juré craché, Maman!

Un vendredi soir de novembre, comme son Papa jouait au hockey et qu'on n'avait pas réussi à trouver de gardienne, j'ai enfin acquiescé à sa demande. Elle était euphorique, elle sautait partout et une fois calmée un peu, elle m'a dit de son ton le plus grave qu'elle amenait un texte qu'elle lirait peut-être, elle verrait rendue sur place, mais qu'il ne fallait pas que je la présente comme ma fille si elle levait sa main, mais avec son nom au complet, « comme tu fais pour les vrais auteurs, O.K. Maman? »

La salle commençait à se remplir quand nous nous y sommes présentées. Parmi les personnes déjà arrivées, il y avait un éditeur que je connaissais, avec qui j'ai échangé quelques mots pendant qu'Isa se cherchait une place bien sagement dans la rangée du fond. Ses efforts pour se tenir très loin de moi me semblaient tellement gauches et transparents qu'ils me faisaient sourire, surtout que les gens nous disaient souvent que la ressemblance était frappante entre elle et moi mais bon, elle oubliait sans doute que notre lien de parenté, on l'avait étampé dans 'a face!

La soirée commence, les poètes, auteurs-compositeurs-interprètes, romanciers, écrivains se succèdent, se lisent et se livrent, s'écoutent respectueusement dans un ordre qu'on aurait dit établi d'avance. À un moment donné, après avoir bien applaudi Dorothée qui venait de nous lire un extrait de son dernier roman « Sur le sentier des mocassins », je vois la petite main de la rangée du fond qui se lève et je la présente bien sobrement en lui demandant si son texte était tiré d'une nouvelle, d'un roman ou de quelque chose d'autre. Avec beaucoup d'aplomb et de sérieux, elle me dit que c'est un conte qu'elle va nous lire et nous explique bien comme il faut qu'un conte, « c'est pas juste pour les enfants, les contes, parce que le mien, c'est un conte pour adultes », ce qui a bien fait rire le public et qui m'a fait rougir un peu...

Alors, solennellement, elle déplie sa feuille et commence à nous raconter l'histoire de Stella qui cherchait son étoile partout, dans des endroits éloignés et compliqués et qui cherchait, cherchait toujours son étoile sans se fatiguer, parce qu'elle savait qu'une fois qu'on l'avait trouvée, son étoile, on avait le secret du bonheur. Stella poursuivait sa route et rencontrait des gens avec qui elle avait des conversations enrichissantes lorsqu'un jour, elle rencontra un vieil homme fatigué mais souriant qui lui dit qu'il allait lui livrer un secret dont elle se souviendrait toute sa vie et pour cela, elle devait partager avec lui une pomme. Stella voulut couper la pomme en deux dans le sens habituel mais le vieil homme l'arrêta et lui dit alors de couper la pomme dans le sens horizontal et de regarder à l'intérieur... C'est alors qu'elle découvrit que l'étoile, elle se trouvait là, dans le coeur de la pomme et de toutes les pommes, pour ceux qui savaient le secret. À partir de ce moment-là, Stella a été heureuse toute sa vie parce qu'elle avait enfin trouvé son étoile...

Au ton de sa voix, on savait que c'était la fin du conte. On aurait pu entendre une moucher voler dans la salle. Les applaudissements ont fusé, comme explosé. Elle a souri timidement puis s'est assise en me fixant du regard avec insistance. Quand la salle s'est tue, j'ai juste ajouté : « Merci beaucoup, Isabelle, tu as raison, les contes comme celui-là sont tellement appréciés des adultes! » puis nous sommes passés aux auteurs suivants. Je dois avouer que j'ai été plus déconcentrée après ça mais la soirée s'est étirée sur une note joyeuse jusqu'à la fin.

L'éditeur est allé la voir dès qu'il a en a eu la chance, pour lui demander si elle en avait d'autres contes comme ça. Elle lui a dit qu'elle en avait « full plein », avec beaucoup de dessins aussi. Quand il lui a demandé si elle aimerait être publiée, elle a pris ça comme un jeu et lui a répondu oui, qu'elle avait déjà trouvé le titre et que son livre s'appellerait « Rêveries d'enfant pour adultes » et à partir de là, j'ai supervisé les échanges entre son éditeur et elle, ainsi que toutes les étapes de l'édition qui ont mené au lancement, aux entrevues avec les médias et à sa présence au Salon du livre. Ensuite, il y a eu beaucoup de conférences dans des écoles primaires de notre région, je les animais toujours, ce qui me permettait de surveiller sans en avoir l'air le déroulement de ces rencontres et d'éviter qu'elle ne devienne une bête de cirque qui y perdrait son âme d'enfant.

J'aimerais pouvoir dire que j'ai pu la protéger de toutes les désillusions de ce monde et de la bêtise humaine mais non, je dois avouer qu'elle garde de cette expérience quand même merveilleuse quelques souvenirs douloureux. Toutefois, elle a continué à écrire sans relâche depuis, elle peint aussi, elle compose à la guitare de la musique et des chansons, elle présente parfois des spectacles improvisés dans les bars de chez nous mais jamais, jamais plus elle ne publiera de livre.

Aujourd'hui, elle a 20 ans, tous les exemplaires de Rêveries d'enfant pour adultes se sont envolés depuis longtemps, elle a refusé qu'on en fasse une deuxième impression, la maison d'édition a fermé ses portes depuis belle lurette, en fait, depuis le décès de celui qu'elle appelait Monsieur l'éditeur, un piètre homme d'affaires mais un amoureux fou des mots et de ceux qui les écrivent. Isa reçoit aux deux ans un petit chèque de l'UNEQ (l'Union des écrivains Québécois) pour des droits d'auteurs ou de reproduction, le dernier était daté du 22 janvier dernier, au montant de 26,96 $ et quand je lui ai demandé ce qu'elle allait faire de « tout cet argent », elle m'a répondu avec un clin d'oeil qu'elle allait se payer un billet pour le show de Patrick Watson au Cabaret de la dernière chance! Elle s'y trouve justement au moment où j'écris ces lignes.

Je lui laisserai à elle le mot de la fin, c'est le moindre hommage que je peux lui rendre, en citant mot pour mot ce qu'elle écrivait au début de son livre, en guise de présentation de son recueil :


« Je m'appelle Isabelle. J'ai huit ans. Avant de savoir lire, j'inventais des histoires juste à regarder les images dans mes livres. Je parlais fort et je faisais croire à tout le monde que je savais lire. Ce n'était pas des mensonges, je croyais vraiment que c'était ça, savoir lire!

J'aimais jouer avec mes amies dans la grosse malle blanche où on met tous les déguisements et là, on se déguisait toute la gang en princesses. Il n'y avait jamais personne pour faire le Prince Charmant. C'est pour ça que j'aime mieux inventer des histoires que de jouer au théâtre. Dans les histoires, on met les personnages qu'on veut.

Écrire, c'est une manière de se dire toutes les histoires qu'on voudrait se rappeler pour toujours. »

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Quelle magnifique histoire pour adultes... À l'instar d'Accent Grave, j'ai été aussi touché, voire ému de ce billet.

Pourquoi donc elle n'écrira plus jamais? C'est le bout chagrin de ce billet...

Dis-lui que, quelque part, un homme rêve d'écrire... Un jour, peut-être... peut-être...

Zoreilles a dit…

Vous l'aurez remarqué, les gars, cette histoire me touche aussi beaucoup, les raisons en sont multiples et pas tout à fait claires encore pour moi.

@ Esperanza : Voilà la nuance, elle écrira toujours, toujours, c'est sûr, elle écrit comme elle respire et même elle respire mieux lorsqu'elle écrit, elle tient ça de moi, à n'en pas douter. Mais elle ne veut plus jamais publier et ce serait trop long à expliquer.

Ce n'est pas que je veuille entretenir le mystère mais écrire est un acte intime et généreux où l'on se livre plus qu'on ne le voudrait parfois. Mais c'est correct, on l'assume. Publier, c'est s'obliger à « se vendre », les maisons d'édition y voient, n'ayez crainte, après tout, ce sont des business et d'être édité implique une foule d'obligations reliées à la promotion. La littérature ne fait plus vendre au Québec, les médias, oui. J'ai vu tellement de mes amis écrivains être ignorés complètement du public pendant des heures dans les Salons du livre pour être préférés par n'importe quel maudite face connue de la tévé qui n'avait aucun talent et qui était la saveur du mois...

Pour Isa, je vous raconte juste un fait qui vous fera comprendre un peu, je l'espère. Nous sommes au Salon du livre de l'A.-T, à Val-d'Or cette année-là, elle est assise bien sagement dans le kiosque de la maison d'édition, c'est son heure pour les dédicaces, je reste aux aguets pas très loin, fouinant dans les livres qui s'offrent. Deux dames s'approchent d'elle, l'ignorent totalement, et l'une dit à l'autre : « Regarde moué ça, ce livre-là, ils veulent nous vendre ça, ma petite Audrey serait ben capable de faire mieux que ça, elle! » et Isa, les yeux pleins d'eau, continue de sourire. Je n'ai même pas le temps d'intervenir auprès d'elle que 3 journalistes énervés lui sautent dessus, avec micros et caméras à l'épaule, l'heure de leur topo s'en vient, ça presse, ils veulent tous une entrevue avec « la petite fille qui a écrit un livre ». Elle s'y soumet de bonne grâce, avec un naturel charmant, trois entrevues d'affilée auxquelles j'assiste impuissante, puis, ils la jettent comme un vieux Kleenex, parce qu'ils viennent de voir passer Daniel Pinard qui s'en vient dans le kiosque d'à côté vendre ses « pinardises » à la tonne. Les gens font la file, les médias aussi... Isa veut qu'on aille tout de suite dans le Salon des auteurs, les coulisses des Salons du livre, et je sens que ça presse. Nous nous y rendons d'un pas pressé, je le sens que son sourire ne tiendra plus longtemps, et dès la porte franchie, elle éclate en sanglot dans mes bras : « Maman, je veux juste redevenir une petite fille comme les autres, je veux pas retourner là-bas! »

Des affaires comme ça, je pourrais vous en raconter pendant des heures...

Anonyme a dit…

Je comprends... Triste, mais c'est ainsi et je respecte ça "gros comme le bras". Mais c'est triste pareil.