Photo 1 : Début mars 2010, à Varadero, un gars faisait du kitesurfing sur la mer agitée. Seul à défier les éléments ce jour-là, il se prenait pour un héros. Quand j'ai pris ma photo, un vieux touriste qui semblait le connaître m'a souri avec complicité : « This guy is crazy » m'a-t-il lancé avec, manifestement, pas trop d'estime ni de respect pour celui qui croyait nous impressionner.
Photo 2 : Félixe qui danse sur la plage, toujours à Varadero. Pour elle, impossible de résister à cette musique cubaine partout présente, ce rythme qui invite à bouger en toute liberté, elle y participait simplement pour le plaisir de faire corps avec l'environnement sonore et visuel. Pas du tout consciente de son corps ni du regard des autres, je souhaiterais qu'elle reste ainsi toute sa vie... Mais c'est mal parti, dans la société où elle va grandir. J'ignore par où commencer, j'en aurais trop à dire. Peut-être par un peu d'histoire pour me situer dans ce qui m'achale?
Avant moi, des générations de femmes ont vécu leur vie et m'ont inspirée. Elles sont toujours mes repères et mes ancrages les plus solides. Ma grand-mère maternelle a fait partie de mon enfance, de mon adolescence, de ma vie d'adulte. Nous avons souvent parlé ensemble de son époque, de sa vision des choses, de la société dans laquelle elle avait évolué. Elle a connu un grand amour, a mis au monde beaucoup d'enfants qu'elle a aimés et fait grandir, elle a enseigné avant de se marier et même après, en pays neuf, parce qu'il le fallait et qu'elle était la seule à pouvoir le faire.
Ensuite, il y a eu ma mère, qui ne se considérait pas comme féministe, enfin, elle ne donnait jamais de nom aux actions qu'elle posait et aux choix qu'elle faisait dans sa vie mais c'est clair pour moi qu'elle a toujours eu les mêmes droits assortis des mêmes obligations que n'importe qui, homme ou femme. Elle a toujours été l'égale de mon père. Ça, c'était indiscutable, on le sentait bien dans notre vie quotidienne! Elle a enseigné, elle a occupé d'autres emplois aussi, elle était maîtresse de sa destinée. Elle a connu un grand amour, avec lequel elle a choisi de fonder une famille, elle a désiré tous les enfants qu'elle a mis au monde, ce qui ne l'a jamais empêchée de se réaliser.
Et moi, à mon époque, j'ai choisi le métier que j'ai voulu faire en ayant accès à tout ce qui s'offrait dans ma région, et même ailleurs si j'avais voulu. Oui j'ai été libre de tous mes choix, professionnels, personnels et sociaux. J'ai travaillé dans des milieux d'hommes, de femmes, certains plus mixtes que d'autres, et quand j'ai vu ou vécu des inégalités et des injustices, elles n'étaient jamais reliées au fait que c'était d'un homme ou d'une femme qu'il s'agissait. Mais je suis restée vigilante quand même, pour celles qui n'avaient pas eu la même chance, le même parcours et le même bagage que moi.
Je suis consciente que ma mère était avant-gardiste en son temps, que si j'ai toujours eu la certitude d'avoir une chance égale, comme femme, c'est que d'autres s'étaient battues avant moi pour qu'on ait une société plus juste et je sais très bien que c'est loin d'être gagné encore aujourd'hui pour que tout le monde ait la même impression que moi. N'ayez crainte, je ne l'oublie pas.
Ça fait longtemps que j'entends parler de chirurgie esthétique, de seins refaits, de botox et de facelift. Ça signifiait pour moi jusqu'à tout récemment des caprices de madames riches qui n'acceptaient pas d'être ce qu'elles étaient, qui vouaient un culte beaucoup trop grand à leur apparence ou qui ne savaient pas cultiver autre chose dans la vie qu'un beau body et une face de publicité de ti pot de crème. Je l'avoue, j'ai beaucoup de préjugés là-dessus et j'irais même jusqu'à dire que je les entretiens...
Celle-là oui, celle-là peut-être Quand j'étais à Varadero, c'est ma fille qui m'a ouvert les yeux et les zoreilles sur cette réalité devenue très actuelle chez les filles de son âge. J'en suis tombée en bas de ma chaise longue! Quoi? Ces belles filles-là, toutes jeunes et désirables, ont eu recours à la chirurgie esthétique pour se faire refaire les seins? Elle voyait ça, elle, juste de même, chez plusieurs beautés qui défilaient en maillot « on the beach ». Elle savait me dire « celle-là, celle-là et celle-là, oui, la bleue, je suis pas sûre, c'est peut-être juste bien fait ». Le pire, c'est qu'elle m'a expliqué comment elle devinait ça et c'est vrai, quand on le sait et qu'on le remarque, ça devient évident.
Pour me rassurer un peu, je lui disais que là, c'était différent, on était en vacances, en pays étranger, sur une plage de Varadero, le royaume de l'artificiel et du tout inclus, pas du tout le même échantillonnage de madames qu'on verrait chez nous. Là-dessus, elle m'a encore mis les yeux vis-a-vis de cette réalité nouvelle pour moi : plusieurs de ses amies, de très jeunes femmes dans la vingtaine, se sont déjà fait refaire les seins et d'autres rêvent du jour où ce sera leur tour de passer sous le bistouri. Il paraît que c'est devenu tellement courant que c'en est presque la norme chez ces jeunes femmes que je trouve déjà superbes, articulées, brillantes, avec la vie devant elles.
Dernièrement, j'ai eu des nouvelles d'une nièce par alliance que je ne côtoie pas beaucoup depuis qu'elle vit dans une autre région. Début trentaine, policière, amoureuse, maman de deux jeunes enfants, elle incarnait pour moi la jeune femme moderne : équilibrée, magnifique, bien de son temps, à l'aise dans un métier non traditionnel, libre et fière, solide, assumant ses choix. Je suis tombée de haut quand j'ai appris cette semaine qu'elle allait bientôt se faire refaire les seins et redraper le ventre, (quel ventre?...) elle que je trouvais si belle, même en maillot de bain, quand elle m'a fait parvenir ses dernières photos de vacances pas plus tard qu'au mois de février.
Mais qu'est-ce qu'elles ont, toutes?
Pour les filles de mon âge, j'entends parler de botox et de facelift. On n'accepte pas dans notre société de prendre de l'âge... On veut nier le passage du temps à tout prix comme s'il s'agissait d'une honte, d'une tare, d'un défaut à corriger. On pratique le déni. On voudrait le corps parfait, le visage lisse, le paraître prend toute la place, à tel point qu'on oublie que la beauté n'a pas d'âge, que le charme ne vieillit pas, que le sourire éclaire le visage plus que n'importe quoi d'autre, que l'expression séduit et fascine, que ce qu'il y a de plus attirant, c'est ce qui émane de l'intérieur de la personne. Quand je revendique ça, on dirait que je viens d'une autre planète!
Heureusement, ma fille nage à contre-courant dans ce qui grouille et grenouille autour d'elle. Sinon, j'aurais eu vraiment l'impression d'avoir raté quelque chose dans l'éducation qu'on lui a donnée, dans la confiance qu'on a pu lui inculquer en ses propres ressources. Elle est resplendissante, je trouve, à 23 ans, avec ses mille projets qu'elle mène de front, son enthousiasme dans la vie. Elle est très soucieuse de sa santé et de son apparence, mettant en valeur ce qu'elle a de plus beau, soignant son alimentation et faisant du sport, investissant ses énergies dans ses amours, ses amitiés, ses études, ses travaux, ses ambitions, ses implications, sa musique et tout ce qui fait qu'elle est elle, naturelle à 100 %, pas photoshoppée du tout, bien réelle, et surtout qui ne ressemble à personne d'autre. Ça me console un peu...
Mais cette réalité du culte qu'on voue bien trop à l'apparence chez les jeunes femmes d'aujourd'hui m'inquiète aussi parce que dans quelques années, elles vont sûrement se ruer à nouveau chez les chirurgiens esthétiques quand elles n'accepteront pas d'avoir 40 ans, 50 ans, 60 ans, 70 ans.
En pensant à ma grand-mère, à ma mère, à moi qui ai 52 ans et qui les porte fièrement, à toutes ces femmes qui ont voulu, vécu et agi pour qu'on ait des chances égales dans la vie, à toutes celles qui luttent encore pour nos libertés individuelles et collectives, je ne peux m'empêcher de poser cette question : « A-t-on fait tout ce chemin-là, comme femmes, pour en arriver à ça? »