
Photo 1 : En cette fin d'hiver, il y a deux ans, j'avais voulu photographier ces pistes d'orignal dans le sable et la neige. Je n'avais pas tenu compte de la lumière et finalement, on voit plus mon ombre que les pistes de l'animal dont je suis amoureuse. Le travail de l'écrivain public pourrait s'illustrer ainsi, rester dans l'ombre pour que les autres soient dans la lumière... Photo 2 : Ce même jour, me revoilà, mais dans la lumière aveuglante qui brille sur la neige. Crocodile Dundee avait pris cette photo en disant qu'il y avait juste moi qui pouvait ainsi lire dans toutes sortes de conditions et de température. C'est vrai, je suis boulimique de lecture... et d'écriture!
Mémoires de l'écrivain public
Le sujet a été effleuré dernièrement dans les commentaires qui suivent mes billets et j'avais promis à Jacks que je partagerais avec vous quelques souvenirs de ma clientèle du temps où j'étais écrivain public, un métier formidable, méconnu, oublié, plus du tout à la mode dans nos sociétés. Il reste encore des écrivains publics ailleurs dans le monde, Isabelle m'a rapporté une photo du Maroc où elle séjournait en mai dernier, on pouvait y voir une affiche d'un collègue avec qui j'aurais tellement aimé échanger. Cette photo m'a émue!
Comment étais-je arrivée à ce métier? Quelle était ma motivation profonde? Comment je procédais pour me faire connaître, pour qu'on fasse appel à mes services? Comment je pouvais quantifier le travail, l'inspiration, la créativité? Jusqu'où je m'impliquais dans les projets, les histoires, les réalisations, qui s'incarnaient avec mes mots mais qui ne portaient jamais ma signature? Est-ce qu'on peut vendre des mots? Une fois qu'ils sont écrits, donnés, livrés, nous appartiennent-ils toujours? Chacune de ces questions et bien d'autres pourraient faire l'objet de dizaines de billets mais je vous dirai seulement que c'était la plus extraordinaire expérience professionnelle et humaine de toute ma vie, que j'ai aimé passionnément ce métier et chacun de mes clients avec qui j'ai eu une relation privilégiée.
Une clientèle diversifiée La plupart du temps, on m'abordait avec une idée très floue de ce qu'on voulait. Mon rôle consistait à bien écouter la demande pour saisir les attentes souhaitées et les résultats escomptés. J'écoutais beaucoup ce qu'on ne formulait pas, ça en disait beaucoup plus que ce qu'on me racontait. Parfois, le client était une seule personne mais d'autres fois, le client était un groupe de personnes, une famille par exemple.
J'ai fait beaucoup de travail auprès des familles qui célébraient des cinquantièmes anniversaires de mariage de leurs parents. Je me retrouvais bien souvent à faire aussi de l'organisation d'événement, ce qui devenait inévitable. Autour d'un thème choisi sur mesure pour ce couple, cette famille, je préparais les textes des invitations, cartes-réponses, hommages aux parents, cartes de remerciement après la fête, etc. Il pouvait y avoir une chanson créée spécialement pour ce couple, interprétée par les membres de la famille ou les petits-enfants, par exemple. Chaque famille avait son histoire particulière et chacune méritait d'être racontée, célébrée, lors de ces événements qui rassemblaient des gens qui s'aimaient mais qui avaient besoin de mots pour se le dire ou pour le vivre.
Des entreprises ou des organismes voulaient rendre hommage à une personne dans toutes sortes de circonstances. Il pouvait s'agir d'un bénévole qui s'était impliqué depuis de nombreuses années, d'une personne qui allait prendre sa retraite après une vie de labeur ou d'autres réalisations qui méritaient d'être soulignées. On faisait appel à moi pour écrire ces hommages. Je réalisais une ou plusieurs entrevues avec la personne ciblée et j'écrivais le texte qui devait être approuvé par ceux et celles qui me l'avaient demandé. Je n'avais aucune difficulté à tomber en admiration avec le sujet, la nature humaine me fascine, vous le savez, et j'ai connu ainsi des gens qui font toujours partie de ma vie, même si ces textes n'ont jamais porté ma signature!
Les biographies en édition limitée... Si l'on est une personnalité connue, qu'on veut rédiger et publier ses mémoires, aucun problème, un biographe et une maison d'édition vont s'en charger avec plaisir. Mais lorsqu'on est une personne ordinaire, il faut le faire soi-même ou alors faire appel à un ou une écrivain public. Le plus souvent, la demande originait de la famille qui voulait que leur père, leur mère, laisse un souvenir tangible, un héritage écrit de ce qu'avait été leur vie, leurs rêves, leurs aspirations, leurs réalisations, leurs réflexions. Je plongeais dans chacune de ces biographies sur la pointe des pieds, avec délicatesse et discrétion mais toujours dans un pur ravissement, comme un prospecteur qui sait qu'il va trouver de l'or. Des heures, des jours, des semaines d'entrevues, de recherche, de retranscription pour en arriver au manuscrit final, original, riche du récit de cette vie toujours extraordinaire parce que unique, illuminée de son essence à nulle autre pareille... que je remettais à la personne qui m'avait tout donné, de qui j'avais tellement... reçu... et un nombre d'exemplaires qui pouvait varier autour d'une quarantaine, cinquantaine, pour les membres de cette famille. Je regrettais toujours une seule chose, c'était moi qui recevait toutes ces confidences, qui vivait ces moments d'une rare intensité avec une personne si chère à d'autres encore plus qu'à moi.
Des projets d'entreprises avaient de la difficulté à voir le jour parce que les promoteurs qui voulaient les mettre de l'avant excellaient dans leur domaine mais pas tellement dans la manière de le présenter aux instances décisionnelles concernées. J'ai repris plusieurs plans d'affaires refusés en rencontrant le promoteur déçu, avec lequel je passais quelques heures pour qu'il m'explique son projet dans ses mots à lui. Je refaisais complètement le document en insistant sur certains aspects, en illuminant des points que je jugeais importants, en allant chercher de l'information supplémentaire, etc. J'ai eu le bonheur de voir la joie revenir sur les visages de tous ces clients lorsque « mon » plan d'affaires de « leur » entreprise était accepté pour une subvention qui leur avait d'abord été refusée.
D'autres petites entreprises en démarrage ou des travailleurs autonomes n'avaient pas les moyens d'embaucher un ou une consultante en communication (c'est le métier que je pratique maintenant). Toutefois, on sait que pour qu'une entreprise puisse vivre et prospérer, il faut d'abord qu'on la connaisse, qu'on sache ce qu'elle offre comme service. Je rédigeais beaucoup de dépliants de promotion, de documents publicitaires ou administratifs, des profils d'entreprises, etc. Je me souviens avec sourire et tendresse de cette travailleuse sociale, massothérapeute, à son compte, qui ne pouvait pas se payer mes services qui n'étaient pourtant pas chers du tout. Rencontrée à une réunion de l'Association des femmes d'affaires, ça avait cliqué entre nous et elle m'avait proposé de faire du troc : la rédaction de son dépliant promotionnel contre deux massages. J'ai dit oui, je ne savais pas dire non! Je lui ai produit un dépliant qu'elle utilise encore, j'ai pris un massage pour moi, ça m'a énergisée, j'en ai eu pour mon argent, je vous assure, et l'autre, je l'avais offert à ma mère pour son anniversaire, ça tombait bien, je n'avais pas de sous pour lui acheter un cadeau!
Des clients, tant chez les particuliers que dans les petites entreprises, j'en ai vu défiler dans mon bureau pendant ces années où j'ai été écrivain public. J'arrivais à peine à gagner un salaire honnête et décent, pourtant je travaillais énormément et je nageais en plein bonheur. À la fin, je faisais tout juste mes frais, parce que je disais oui à tout ce qui m'était proposé, même bénévolement. Chaque projet m'emballait. J'y mettais la même ardeur, la même passion, seul le résultat me motivait, c'était comme si j'avais eu une mission. Grave erreur. Je sais maintenant tout à fait dans quelles circonstances et comment j'avais oublié que je devais aussi gagner ma vie. Non, rien de rien, non, je ne regrette rien, comme chantait Piaf, ce furent les plus belles années de ma vie et rien ne me fait plus plaisir que lorsqu'on m'appelle encore maintenant l'écrivain public...