mercredi 31 août 2016

LE FILM DE MON HISTOIRE

L'histoire de mes familles acadiennes commence du côté maternel dans le Poitou en France, d'où sont partis mes ancêtres Poirier pour venir s'établir en Acadie, en 1604, à Beaubassin. Quant à mes ancêtres paternels, les Turbide, ils étaient descendants de pêcheurs basques et bien avant de venir s'établir en Acadie, à Port Royal plus précisément, ils venaient pêcher le long des côtes des provinces maritimes et sur la Côte-Nord québécoise. 

À partir de 1755, il y a eu la Déportation des Acadiens sur une période d'à peu près 7-8 ans et tous mes ancêtres se sont retrouvés après quelques années d'errance aux Îles Saint-Pierre et Miquelon, petit coin de France en Amérique, mais qui, à l'époque, passait aux mains des Anglais et des Français, selon les conflits armés gagnés ou perdus. 

Un jour, je vous raconterai l'histoire incroyable d'une femme, Anne Boudreau (ou Anne Boudrot selon certains documents officiels de l'époque) qui a marqué mon destin puisqu'elle se retrouve, à partir de 1790, à faire partie de tous mes arbres généalogiques. Après un peu de recherche, et par un coup de chance fabuleux, j'ai obtenu la preuve de ce que mon intuition m'avait fait soupçonner. 

En 1793, se sentant pris au piège par une flotte anglaise qui avait encerclé les Îles Saint-Pierre et Miquelon, tous mes ancêtres qui faisaient partie d'un groupe de plus de 200 hommes, femmes et enfants, ont fui, en pleine nuit, dans des goélettes qui pouvaient encore naviguer, pour échapper à cette menace qui planait et aller s'établir aux Îles de la Madeleine. Ils étaient pacifiques mais ils refusaient de se soumettre à la domination anglaise ainsi qu'à une autre religion que la leur.

Depuis 1793 qu'on est Madelinots et Madeliniennes... 

L'histoire de l'archipel madelinot et de ses habitants est fascinante, toute faite de courage, de foi, de solidarité, d'entraide, de résilience et d'espérance. Tout au long de cette histoire, et parce qu'on est des insulaires, on a dû faire face à plusieurs problématiques, entre autres la surpopulation de l'archipel, l'isolement, les moyens de transport et de communication avec la grande Terre qui étaient difficiles en toutes saisons et tout ce qu'on peut imaginer de particulier au fait de vivre sur des îles en plein golfe Saint-Laurent. 

Ainsi, au XIXe Siècle, plusieurs contingents madelinots sont partis des Îles pour aller fonder plusieurs villages sur la Côte-Nord. Ils ont été suivis par d'autres contingents partis s'établir au Nouveau-Brunswick et puis dans le comté de Matapédia, au Québec. Au XXe Siècle, un autre contingent madelinot est allé s'établir à Lac-au-Saumon, suivi d'un autre dans la grande région du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Et c'est sans compter tous les Madelinots qui partaient simplement aux études ou pour aller en rejoindre d'autres de leurs proches déjà installés à Québec, par exemple, ou encore à Verdun, près de Montréal. 

Le dernier contingent parti des Îles pour aller s'établir ailleurs fut celui de l'Abitibi. En fait, ce sont plutôt deux contingents : celui de 1941 comprenait 102 Madelinots qui partaient des Îles sans espoir de retour pour aller s'établir à l'Île Nepawa. L'année suivante, 104 Madelinots allaient les rejoindre et s'établissaient à quelques kilomètres des premiers, à Sainte-Anne de Roquemaure. Mon père était du premier contingent et ma mère, du deuxième. On était en pleine Deuxième Guerre Mondiale. 

LE FILM DE MON HISTOIRE


Cette photo d'archives a été prise à la gare de Québec, en 1941, où les Madelinots étaient de passage, en provenance des Îles de la Madeleine, qu'ils avaient quitté en bateau jusqu'à Pictou, en Nouvelle-Écosse, avant de poursuivre le voyage par train jusqu'à Québec.

Quand j'avais mis la main un jour sur cette photo, mon père était décédé, et j'avais eu une grande vague d'émotion quand je l'avais tout de suite reconnu, à 13 ans, juste à côté de son cousin et meilleur ami, Évé, du même âge exactement. Deux frères de coeur qui n'allaient jamais se quitter, qui ont vécu tant de choses ensemble. Leurs visages et leurs expressions correspondaient en tout point à ce que mon père m'avait raconté de ce voyage qui les avait déracinés et amenés en pays neuf. J'aurais tellement voulu montrer cette photo à Papa qui n'a jamais su qu'elle existait.



1941, port de Pictou, Nouvelle-Écosse, sur le SS Lovat. Des Madelinots en route pour l'Île Nepawa.


De Pictou, ils prenaient un autre train pour se rendre jusqu'à La Sarre, en Abitibi. Ils se rendaient avec des chevaux jusqu'au lac Abitibi. Avant la construction du pont de l'Île Nepawa, ils s'embarquaient sur un chaland pour se rendre jusqu'à l'île qui deviendrait leur nouvelle patrie.


1941, lac Abitibi. Des Madelinots, après un long voyage, vont s'installer à l'Île Nepawa.  





En 1942, ce sont 104 Madelinots qui quittaient les Îles de la Madeleine pour s'en venir en Abitibi. Cette photo d'archives montre « la goélette à Clopha » sur laquelle s'étaient embarqués la plupart d'entre eux. 


Août 1942, une partie des Madelinots embarqués sur la goélette à Clopha. J'y reconnais ma mère, avec son béret et le bout de son nez qui dépasse, cachée en partie derrière une grande fille de laquelle elle se sentait proche. J'y reconnais aussi de mes oncles, tantes, leurs cousins et cousines, qui étaient à l'époque des enfants ou de jeunes adolescents pour la plupart. Ma mère avait 10 ans et elle avait toujours rêvé de prendre un jour un de ces gros bateaux qu'elle voyait passer au large et qui ne revenaient pas. 


Août 1942. Même jour, à quelques minutes d'intervalle. 


Réplique du SS Lovat que j'ai photographiée en 2008 au Musée de la mer, à Havre Aubert, aux Îles de la Madeleine. Les enfants qui étaient en âge de voyager seuls, les jeunes adolescents et quelques hommes responsables voyageaient à bord de la goélette à Clopha mais il y avait quelques places disponibles avec des cabines pour quelques exceptions qui ont fait le voyage à bord du SS Lovat, ce qui était le cas pour ma grand-mère maternelle, enceinte de 8 1/2 mois, mon grand-père maternel qui devait transporter son vieux père dans ses bras puisqu'il était incapable de marcher. Ils avaient aussi avec eux quatre de leurs six enfants trop jeunes pour embarquer sur la goélette à Clopha. Autrement dit, de sa famille, seulement ma mère et son petit frère de 8 ans ont fait le voyage sans leurs parents. 


Sur cette photo d'archives qui a été prise à quelques heures du grand départ des Îles, on peut voir ma grand-mère maternelle, enceinte de 8 1/2 mois même si ça ne paraît pas, mon grand-père avec son petit dernier dans ses bras, son père, donc mon arrière grand-père assis sur une chaise parce qu'il était incapable de marcher, et trois de ses petits-enfants qui l'entourent. Seuls ma mère et son petit frère Edwin ne sont pas sur cette photo, ils étaient partis courir dans les buttes une dernière fois... 

Îles de la Madeleine, juin 2008

En voyage aux Îles en solitaire, à la fin de juin 2008, partie faire le deuil de mon père trois ans après son décès et voulant me rapprocher de tout ce qui me rappelait cet homme que j'ai tant aimé et qui me manquait beaucoup, j'ai vécu tant de retrouvailles et de moments heureux là-bas que j'ai eu l'impression d'y avoir vécu tout un été. Par une journée de grisaille, j'ai été faire une visite au Musée de la mer pour essayer d'y trouver des traces de cette histoire du dernier contingent madelinot parti des Îles pour l'Abitibi et ainsi pouvoir documenter davantage mon histoire de famille. 

J'avais discuté longuement avec le directeur du Musée, un homme passionné et passionnant, avec lequel j'avais eu plusieurs réponses à mes questions. Quand j'ai voulu savoir ce qu'ils avaient dans leurs archives à propos des deux contingents qui concernaient mes parents et mes quatre grands-parents, j'ai appris avec stupeur que si tous les autres contingents d'avant étaient plus ou moins bien documentés, il n'y avait absolument rien à propos des deux contingents de l'Abitibi. Rien du tout. Pas la moindre trace de notre histoire ne subsistait officiellement aux Îles. 

Devant mon étonnement et ma stupéfaction, le directeur m'avait lancé une invitation : « C'est parce que c'est toi qui dois l'écrire et la documenter, c'est ton histoire! ». J'avais pris son invitation comme une mission dont j'étais la seule à pouvoir m'acquitter, un devoir de mémoire dont je me sentais responsable, au nom de tous les miens. Je lui ai fait la promesse que j'allais revenir aux Îles et que la prochaine fois, je n'arriverais pas les mains vides. 


Fin juin 2012, je reviens aux Îles de la Madeleine, cette fois en compagnie de mon mari, de mon frère Jocelyn et ma belle-soeur Guylaine. Depuis des mois que je corresponds avec le directeur du Musée de la mer. Ce jour-là, il m'attend, j'ai rendez-vous avec lui et avec mon histoire. Il sait que je viens livrer la marchandise et remplir ma promesse faite quatre ans plus tôt, à son invitation. 


Le directeur me reçoit et je dépose aux archives du Musée de la mer tout ce que j'ai de documents audio, entre autres les entretiens que j'ai eus avec ma grand-mère maternelle lorsque j'ai fait sa biographie en édition limitée, quelques mois avant son décès, en 1993. J'apporte aussi des photos, des documents de toutes sortes glanés ici et là, chez des Madelinots en Abitibi, tant à l'Île Nepawa qu'à Roquemaure et tout ce qui est pertinent à notre histoire qui, à partir de là, allait être au moins un peu documentée. C'était mon héritage et je n'avais pas le droit de le garder pour moi toute seule. 

Deux ans plus tard, Céline Lafrance et Sylvio Bénard, deux Madelinots, sont tombés en amour avec notre histoire et ils ont décidé de s'y investir corps et âme pour en faire un film documentaire qui sera suivi d'un livre à paraître à l'été 2017.

Sans relâche depuis 2014, ils y ont travaillé avec ardeur, passion et enthousiasme, autour de 4000 heures me disaient-ils récemment, rencontrant tous ceux qu'ils pouvaient interviewer pour leur laisser toute la place, une prise de parole signifiante et qu'ils racontent ce qu'ils ont vécu comme enfants et ce qu'ils sont devenus par la suite, ainsi que leurs descendants qui, encore aujourd'hui, retournent aux Îles régulièrement, dès qu'ils en ont la chance. C'est qu'on a besoin de retrouver nos racines, notre parenté, nos petites histoires dans la grande Histoire avec un grand H, nos paysages, nos trésors, nos très chères Îles de la Madeleine qu'on n'a jamais oubliées.

Je suis en lien avec eux depuis le début. Par courriel, par courrier postal, par téléphone, et même en personne, on s'échange des renseignements, des questions, des réponses, des photos, des bouts d'histoire, des coordonnées, des suivis, des nouvelles, etc. Je n'arrête pas de les remercier de faire ce qu'ils font puisque c'est un cadeau qu'ils nous offrent sur un plateau d'argent de faire revivre notre passé récent (cette pas pire épopée que je dis toujours!...) dont nous sommes si fiers et la transmission dont nous sommes les maillons survivants d'une chaîne qui n'est pas près de se casser ou de s'effilocher. 


L'été dernier, en août 2015, je retournais aux Îles, cette fois avec mon mari, notre fille, son mari et nos deux petites-filles. Je manque de mots pour exprimer tout ce que ce voyage signifiait pour moi. Une sorte de continuité, la transmission d'un héritage reçu que j'avais besoin de redonner à mon tour, comme un repère dans leurs vies, un phare dans la nuit, pour le jour où je ne serai plus là pour en témoigner. Nous avons fait encore un voyage merveilleux. Ils sont tous tombés en amour avec les Îles et les Madelinots. J'en étais sûre!


Pendant ce dernier séjour aux Îles, il était convenu que j'allais faire une journée de tournage avec Céline et Sylvio, en compagnie de Fred à mon oncle Will, à Havre-aux-Maisons, sur les terres où habitaient jadis mes deux parents et mes quatre grands-parents. 

J'ai un souvenir très flou de cette journée. J'étais là mais j'étais ailleurs en même temps, les deux pieds bien plantés dans ces terres entre buttes, dunes et sillons, à côté de la butte à Mounette, entre la Dune du Sud et la la Baie d'En dedans. J'avais la tête ailleurs et le coeur aussi, de l'eau salée dans mes veines, je me sentais habitée de ceux que j'ai tant aimés et qui nous ont quittés. Je puisais en dedans de moi les réponses aux questions qu'on me posait et je me souviens vaguement qu'à quelques reprises, il y a eu des silences éloquents parce que j'étais trop émue pour finir ma phrase et même si je n'avais pas de larmes qui coulaient, on a dû arrêter le tournage parce que Céline avait les yeux dans l'eau et Fred à mon oncle Will aussi. Sylvio restait très absorbé par les aspects techniques des images et du son ambiant, le vent étant aux Îles un personnage toujours présent.

Je ne me rappelle plus ce que j'ai raconté mais je sais que ça ne pouvait pas être plus vrai. 

Le film documentaire « Des Îles de la Madeleine à l'Île Nepawa » de Céline Lafrance et Sylvio Bénard, sera présenté en avant-première sur invitation dimanche le 4 septembre à l'Île Nepawa en après-midi, en présence des deux réalisateurs. J'irai là-bas avec ma mère qui a eu une invitation elle aussi parce qu'elle fait partie des personnes qui ont été interviewées et qui figurent dans ce documentaire qui nous tient beaucoup à coeur. Nous y serons réunis en compagnie de ceux et celles qui ont vécu cette histoire et qui ont pris part au tournage de ce film qu'on est certains d'aimer avant même de l'avoir vu. 

J'ignore quand et où le film sera présenté par la suite, s'ils pourront l'offrir en DVD ou s'il terminera sa carrière lorsqu'il sera acheté et diffusé sur une chaîne télé généraliste ou spécialisée. Tout ce que je peux vous dire, pour l'instant, c'est qu'il est lancé officiellement à l'Île Nepawa le 4 septembre, à La Sarre, le 5 septembre, au Mouvement social madelinot à Verdun, le 8 septembre, à Cap-aux-Meules aux Îles de la Madeleine les 18, 21 et 24 septembre. 

Le livre qui portera probablement le même titre et qui sera plus complet que le film de 72 minutes, sera publié aux éditions de La Morue verte, l'été prochain.