
Je vous la présente, c'est Grand-Maman Éva, la mère de ma mère. Ces jours-ci, je pense beaucoup à elle, née le 14 novembre 1904, décédée le 29 octobre 1993. Entre ces deux dates, elle a aimé, elle n'a fait que ça. Les premiers mots de sa biographie sont les suivants : « Je peux dire que j'ai été heureuse toute ma vie... Je suis née à Havre-aux-Maisons, aux Iles de la Madeleine, l'aînée d'une famille de 10 enfants... » Nos grands-mères nous inspirent des souvenirs tendres, de l'amour inconditionnel, des enseignements qui nous guident encore. Je pourrais écrire 50 billets qui vous parlent d'elle, d'ailleurs, ce matin, je ne sais pas par quel bout prendre mon sujet mais je souhaite que la mienne vous rappelle la vôtre...
Quand j'étais petite, Grand-Papa et Grand-Maman représentaient pour moi un phare, comme des parents de rechange, ils étaient mon parrain et ma marraine. Mais surtout, ils habitaient la maison où il y avait toujours plein de monde, de la musique de mononk, des rires, des tablées immenses pour les grands alors que nous, les enfants, on avait chacun notre marche dans les escaliers donnant sur la cuisine où l'on pouvait fêter à la fois entre nous et avec les grands. En 1968, alors que nous étions encore à Matagami, Grand-Papa est décédé et Grand-Maman est venue vivre avec nous à l'invitation de mes parents. C'est à partir de là qu'on l'a mieux connue. Elle partageait ma chambre, mon lit, et je m'endormais tous les soirs en l'entendant chuchoter ses Je vous salue Marie, ses Notre Père et ses Gloire soit au père. Il y en a qui comptent des moutons, Grand-Maman priait, elle. Pour tout et pour tous.
Elle était pour nous trois, mes deux frères et moi, comme une mère, c'est-à-dire aimante, qui comprend tout, à qui l'on raconte tout mais qui n'a aucune espèce d'autorité autre que morale ou spirituelle. Elle nous protégeait, nous enveloppait de toute sa tendresse mais l'inverse était aussi vrai. Pour nous trois, elle a été une vraie bénédiction dans notre vie d'enfant, d'adolescent et d'adulte. Elle a représenté la même chose pour tous ceux et toutes celles qui l'ont côtoyée.
Au printemps 1993, il s'est produit 2 ou 3 petites choses qui m'ont fait réaliser que tout le monde de sa famille et de son entourage ne la connaissait pas tellement bien et j'en ai été peinée. J'ai senti comme une urgence de partager avec le reste de la famille toutes ces confidences, ces histoires, notre histoire qu'elle nous racontait avec sa mémoire exceptionnelle, son amour de la vie et ses valeurs qui devaient lui survivre. À 88 ans, elle était en pleine forme et quand je lui ai parlé de mon projet de faire avec elle sa biographie, elle a dit que sa vie n'était pas digne d'être racontée du tout, qu'elle n'avait rien fait d'exceptionnel, que ça allait être trop d'ouvrage, etc.
Je l'ai convaincue en lui disant que toute sa descendance avait besoin de savoir des choses importantes, comme pourquoi étaient-ils partis des Iles de la Madeleine, en 1942, pour venir s'établir ici, en Abitibi, en pays neuf, sans espoir de retour. Comment se déroulait la vie d'une femme de son époque, qui devait enseigner dans une petite école de rang, alors qu'elle était mère de 9 enfants, elle devait aussi nous faire mieux connaître Grand-Papa pour ceux qui n'avaient pas eu la chance de le connaître bien longtemps. Que sa foi, si profonde, si elle voulait nous la transmettre, il fallait qu'elle nous en parle, qu'on comprenne mieux son amour des autres, sa confiance en la vie, puisqu'on en avait tellement besoin, nous, ses petits-enfants et ses arrière petits-enfants. Elle hésitait encore, alors, elle m'a demandé comment j'allais procéder.
En lui donnant de la façon la plus convaincante possible les explications qu'elle me demandait, je décidais à mesure de mon plan de travail. J'avais ajouté que j'avais fait une chanson pour elle et que pour lui faire oublier « ma tite machine » (l'enregistreuse) j'allais apporter ma guitare et la lui chanter avant chaque séance d'enregistrement. Elle a insisté aussi que je la lui chante à la fin. Elle aimait tellement la musique. J'ai dit oui. On venait de signer un contrat d'amour, une aventure qui allait nous mener loin, elle et moi, ainsi que toute la famille et son entourage.
Dès ce moment-là, elle s'est abandonnée dans le projet en toute confiance. Enfin, presque... Je n'apportais pas mon matériel à chaque fois ni ma guitare non plus, parce que nous avions à travers tout ça nos mêmes liens de famille, nos jasettes, nos sorties. Mais quand elle me voyait arriver avec ma guitare, et « ma tite machine », elle disait : « Ah, toi, j'aime ça te voir arriver mais ta tite machine... » et je m'empressais de lui chanter sa chanson, elle m'écoutait avec émotion et finissait par dire à la fin : « C'est ben beau mais c'est pas si vrai que ça! » et nous commencions à jaser tranquillement, elle se laissait prendre au jeu, se replongeait corps et âme dans ses histoires et ne s'apercevait jamais quand j'appuyais sur la touche « record »...
De semaines en semaines, au cours de l'été, j'avais des trésors de ses paroles dans 270 minutes d'enregistrement audio. En arrivant chez moi, chaque fois, je réécoutais le tout, play stop rewind play stop, pour bien transcrire sur papier ses mots, ses intonnations, ses silences, ses émotions, ses sourires, ses convictions, et sa biographie se construisait à son image et à sa ressemblance. Quand le moment délicat est arrivé de parler de son après vie, je ne me sentais pas capable d'aborder avec elle, dans une si grande intimité, ce sujet avec lequel je n'étais pas à l'aise. Elle en aurait parlé bien simplement, c'est moi qui avais une panne. Mon frère Yves m'a offert de m'accompagner pour cette dernière rencontre qui s'est déroulée à trois. Un moment de simplicité et un grand bonheur, grâce à lui. Puis nous avons terminé l'entretien, ce jour-là, avec ce qu'elle voulait qu'on retienne de ses valeurs, ce qu'elle nous souhaitait et d'autres sujets qui n'avaient rien à voir avec le superficiel, disons!
Bien sûr, il a fallu que je lui rechante sa chanson, ce qui lui a fait penser de nous en chanter d'autres, ses préférées, sans se rendre compte que la tite machine faisait encore son travail. Nous avons des trésors sur ces enregistrements-là. Évidemment, tout ça se retrouve dans sa biographie.
Je me suis enfermée chez moi pendant quelques jours, le temps de retranscrire cette dernière entrevue, tout replacer dans l'ordre, de vérifier chaque détail, de faire mon travail de biographe, finalement. Quand je lui ai apporté l'original que je voulais qu'elle approuve avant d'en faire faire le nombre de copies qu'elle souhaitait, ce fut le moment le plus émouvant de toute l'aventure. Elle l'a lu d'un bout à l'autre, sans un mot ou presque, mais je voyais bien son émotion. À la fin, quand elle a relevé la tête, elle m'a dit : « Maintenant, je comprends toute ta démarche, je sais bien que ma famille aura besoin de ça et j'ai hâte qu'ils le lisent tous. Tu ne changes rien à ça, c'est toute ma vie » et le reste de ce qu'on s'est dit, c'est entre elle et moi.
Tous les exemplaires ont été remis à ses enfants, les neuf, qui ont partagé avec leur famille respective. D'autres exemplaires ont été donnés à des gens de son entourage, je ne peux plus me souvenir du nombre de fois où j'en ai fait des copies supplémentaires, toujours selon sa demande et sa volonté. Je sais que sa biographie en édition limitée a été photocopiée de nombreuses fois, que ça s'est rendu dans plusieurs familles, dans plusieurs villages, jusqu'aux Iles de la Madeleine. C'est un document que je n'ai pas signé et qui portait seulement le titre « Rencontres avec elle ». Pour elle, j'avais fait faire une reliure spéciale, avec des photos originales.
Après, elle a reçu beaucoup de lettres, de cartes, de visites, de confidences et d'appels téléphoniques, de la part de la famille, bien sûr, mais de d'autres personnes aussi. Ça l'a fait mieux connaître chez ceux et celles qui n'avaient pas conscience de la personne extraordinaire qu'elle avait toujours été, ça lui a fait vivre des retrouvailles, des moments de bonheur et elle disait que c'était son héritage qu'elle nous laissait de son vivant. L'automne 1993 fut pour elle une saison de récolte, de tout ce qu'elle avait semé au long de sa vie. Heureusement, tous ont pu réagir à ce leg, ils en ont eu le temps mais tout juste.
J'ai bouclé la boucle avec elle autour de la mi-octobre. Un moment inoubliable où nous avons discuté ensemble de tout l'impact de cette aventure merveilleuse pour elle et moi... Elle est décédée après 4 jours d'hospitalisation, le 29 octobre. Tout le monde me disait qu'elle devait bien m'avoir confié qu'elle ne se sentait pas bien, qu'elle avait des inquiétudes pour sa santé, que je ne pouvais pas avoir deviné l'urgence de faire sa bio avec elle à ce moment-là. Aujourd'hui encore, on essaie de me le faire dire. Pourtant non, je n'avais rien décelé dans son attitude, pas plus que dans ses confidences. Mais je pense que mon coeur savait ce que ma raison ignorait.
Dans sa biographie, dès les premières pages, on retrouve SA chanson, celle que je devais lui chanter avant et après chaque rencontre. Tout le monde la reconnaissait dans mes mots si simples même si elle disait que ce n'était pas si vrai que ça. À son décès, on a voulu l'entendre, alors, entre nos présences au salon funéraire, on se rassemblait chez nous, avec nos guitares et on la faisait ensemble. Cette chanson prenait vie autrement, comme un hymne à celle qui nous avait tant aimés et c'est tout naturellement qu'elle s'est imposée en guise d'hommage, dans l'église, lors de ses funérailles. Grand-Maman aimait tellement qu'on fasse tous de la musique et nous étions huit de sa famille à chanter d'une même voix et nos guitares sonnaient si bien, avec une telle harmonie qu'elle a sûrement dit elle-même ce jour-là qu'on faisait « de la musique qui élève l'âme! ».
Quelqu'un a filmé ce bout-là, j'ai eu le goût cette semaine de revoir ce moment d'éternité. On chante et on joue de nos guitares avec le sourire ému et attendri mais on regarde souvent vers le ciel. Je suis au milieu avec Line, Manon, Gertrude, Serge et plus loin, il y a Luc, Richard et Dany. Voici les paroles de cette chanson qui s'intitule tout simplement « Elle ».
Elle est toute petite mais si fière
Aussi grande que la mer
Forte comme les marées
Ses yeux brillent d'une si belle lumière
Un avant-goût du paradis sur la terre, notre Terre
Elle se donne toujours sans compter
Elle n'arrête jamais de s'inquiéter
Elle a inventé le verbe aimer
Elle l'a si bien conjugué
Au présent comme au passé
Elle s'émerveille comme une enfant
Te donne le goût d'être grand, très très grand
Elle a dans son coeur notre trésor
Elle est la petite gardienne du fort
De toute son âme elle a aimé
Cet homme qu'elle a su garder
Bien vivant dans nos pensées
Elle incarne la fidélité
Force et fragilité, la foi de ne jamais douter
Elle est devenue notre légende
Voilà pourquoi elle est aussi grande
Elle est toute petite mais quand même
Elle est remplie des je t'aime
Qu'elle sème à tous les vents
Son accent qui chante doucement
Son visage est si doux, si charmant
Elle est belle
Si petite et si belle
Si grande et si belle
Elle est elle.